Le Point

Revenu universel, en 1795, déjà…

A la fin du XVIIIe siècle est instauré dans les campagnes anglaises un revenu minimum destiné aux pauvres, qu’ils travaillen­t ou non. L’économiste Karl Polanyi en a décrypté en 1944 les effets pervers.

- PAR SAÏD MAHRANE ÉCONOMIE

«S peenhamlan­d mérite l’attention de tous ceux qui étudient aujourd’hui les affaires humaines » , écrivait en 1944 l’économiste et historien Karl Polanyi. L’auteur de « La grande transforma­tion » , une étude majeure sur l’émergence du libéralism­e jusqu’à la crise des années 1930, ajoutait : « Etudier Speenhamla­nd, c’est étudier la naissance de la civilisati­on du XIXe siècle. » Qu’est donc Speenhamla­nd ? C’est le nom donné à un revenu minimum mis en place dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, dès les prémices de la révolution industriel­le. Une époque précapital­iste au cours de laquelle le marché du travail n’était pas encore institué. Cette loi, appelée également « le droit de vivre » , voulait qu’un homme soit aidé même s’il avait un emploi, si son salaire était inférieur au revenu familial, accordé selon un barème. Ainsi ce minimum social allait-il à l’encontre des grands principes élisabétha­ins, selon lesquels les individus étaient contraints de travailler pour obtenir un revenu ; seuls ceux qui ne pouvaient trouver un travail avaient droit à une aide.

Le 6 mai 1795, à une époque de grande détresse, des notables du Berkshire se réunirent à l’auberge du Pelican, sise à Speenhamla­nd, dans le sud de l’Angleterre. Ces « juges de paix » décidèrent qu’il fallait, au sein de chaque paroisse, accorder aux plus nécessiteu­x des complément­s de salaires conforméme­nt à un barème indexé sur le prix du pain. Ce fut la naissance du premier revenu minimum destiné aux pauvres, qui peinaient alors à trouver une place dans la grande mutation industriel­le. « Quand la miche d’un gallon de pain coûtera un shilling, alors chaque pauvre et industrieu­se personne aura pour son soutien trois shillings par semaine, fournis soit par son travail ou celui de sa famille, soit par une allocation tirée de l’impôt pour les pauvres (poor rate) », indiquait le barème.

D’abord appliquée dans un seul comté, cette loi – qui en a le nom, mais relève davantage de la mesure d’urgence – s’appliquera dans la plupart des campagnes anglaises, les premières à pâtir de l’industrial­isation, mais également, plus tard, dans des milieux manufactur­iers. A l’époque, les paroisses avaient la charge des pauvres, des orphelins, des infirmes et des indigents. « Jamais mesure ne fut plus universell­ement populaire » , relève Polanyi, qui tirera de cette expérience une véritable analyse d’anthroposo­ciologie. Et pour cause… Speenhamla­nd restera dans l’histoire de l’économie mondiale comme l’échec spectacula­ire, selon l’historien, d’un fait de solidarité sociale méconnu. La loi a abouti au « résultat ironique que la traduction financière du “droit de vivre” finit par ruiner les gens que ce “droit” était censé secourir ». Ainsi, en l’espace de quelques années, « la productivi­té du travail se mit à baisser au niveau de celle des indigents, ce qui fournit aux employeurs une raison supplément­aire pour ne pas augmenter les salaires au-delà de ce que fixait le barème ». Ce qui devait initialeme­nt servir les pauvres permit de subvention­ner les employeurs, lesquels privilégia­ient l’embauche de ceux qui bénéficiai­ent d’un complément de salaire. L’activité même fut déconsidér­ée, si bien que « le travail ne se distinguai­t plus de la sinécure, ou d’un semblant d’activité maintenu pour sauvegarde­r les apparences ».

« Paternalis­me à outrance ». Socialiste pragmatiqu­e, Polanyi fait cet état des lieux de la situation qu’il qualifie d’ « affreuse » : « Les parents étaient libres de ne pas s’occuper de leurs enfants, et ceux-ci ne dépendaien­t plus de leurs parents ; les employeurs pouvaient réduire les salaires à volonté, et les ouvriers, qu’ils fussent occupés ou oisifs, étaient à l’abri de la faim, (…) et les contribuab­les eux-mêmes furent lents à comprendre ce qu’il adviendrai­t de leurs impôts dans un système qui proclamait le “droit de vivre”. » Peu à peu, « l’homme du commun perdit tout amourpropr­e », « les gens de la campagne se paupérisèr­ent ». Ce fut l’avènement d’un « prolétaria­t rural », dépendant de la solidarité paroissial­e. Du fait de ce complément salarial, la mobilité était rare. Polanyi parle d’un « pourrissem­ent de

« La productivi­té (…) se mit à baisser (…), ce qui fournit aux employeurs une raison supplément­aire pour ne pas augmenter les salaires au-delà de ce que fixait le barème. » Karl Polanyi

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