Le Point

Que faire après un attentat ?

L’écrivain tente de penser l’abîme séparant ceux qui l’ont vécu de ceux qui en regardent les images.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Cycle du 11 Septembre permanent, cette fois à Londres. La question est « Que faire après un attentat ? ». En général, on condamne, mais, à l’usure, cela ne veut plus rien dire. Le mal est fait, connu, public. Condamner, c’est ne rien faire alors que l’on cherche à faire quelque chose. Du moins, en général. C’est qu’à force de se répéter le 11 Septembre permanent crée des habitudes, les force. Après le « breaking news » , on vit en général les minutes de la tétanisati­on. Du retour, en soi, sur l’attentat (le dernier connu) qui a frappé son propre pays, ou sa ville, ou son quartier. Ou les siens mêmes. L’attentat permanent réactualis­e les attentats chronologi­ques. Il force au cycle et à la pensée en boucle. Alors, des attitudes se dégagent, des analyses s’aimantent. On rentre chez soi (ou on y reste) quand on l’apprend. On ferme aussi sa porte : dérisoire réaction, petite mais si humaine. On croit qu’une serrure peut arrêter le mal et un mur faire bouclier au temps (mauvais). On s’offre aussi à l’autel de sa télé : délégation du sentiment, mise en boucle de l’émotion. Chewing-gum cérébral. On épuise les images, on les essore, on y cherche, par la répétition, une sorte d’anesthésie, de nausée de l’informatio­n qui devient mantra. Le voyeur resurgit pour remplacer l’éploré ? A creuser. C’est une recette pour « vivre » la mort de l’attentat. On peut aussi appeler ses proches, les siens, le voisin, celui qui partage. Covoiturag­e de survie à l’attentat. C’est le grégaire que l’on reconstitu­e. On se ramasse, les uns par les autres. On commente ensemble, cela donne l’illusion du « survival » . Autre recette ? On s’enfonce, en soi, chez soi : la fin du monde est un souvenir du début du monde. Et là, elle aimante sa propre détresse, le vieillisse­ment, son inquiétude. L’attentat est la preuve que la fin du monde est possible. On découvre alors la précarité, on s’y installe et on en use pour développer un soliloque intime qui a un effet paradoxal : par le désastre, on consolide ses positions.

On peut aussi lire/écouter/suivre les analyses. L’analyse d’un attentat est l’enterremen­t de son évidence. C’est une sorte de travail de deuil, mais aseptisé. Un gospel de la méticulosi­té. C’est une entreprise du « raisonnabl­e », une façon de surmonter l’émotion ou de se restituer le monde peu à peu. L’analyse ne gagne pas du temps, elle le restitue, le recompose. C’est une solidarité de la raison qui revient. C’est une forme d’enquête policière lassante : on connaît le mort, le tueur, un peu le motif. On veut savoir, cette fois, si c’est le lecteur qui va être assassiné.

On peut aussi déposer des fleurs, allumer des bougies, chanter, pleurer. C’est le rite désincarné de notre époque. Une façon de reconstitu­er l’au-delà ou l’éternité ou sa foi. On est solidaire là où la mort est solide. Autour du cratère, l’abîme. La solidarité est un parapet.

L’attentat divise le monde en deux : ceux qui l’ont vécu, ceux qui le regardent. On est solidaire, mais dans le dessin du second cercle. Au premier, on est au temps zéro. Qui est temps mort et éternité.

Que faire après un attentat ? Prendre les armes pour se défendre mieux qu’avec un vote ? C’est tuer son propre pays. Jeter le « soupçonné » à la mer ? C’est précipiter la guerre, car gonfler l’armée d’autrui, tuer l’humain en soi et survivre en zombie. Voter ? C’est tuer le temps, pas l’ennemi pour beaucoup, désormais. Admettre que c’est l’Arabie saoudite qui nourrit la machine ? L’argent n’a pas d’odeur, même dans une morgue. C’est admettre sa propre cécité, sa cupidité, sa complicité avec le diable qui vous paie et vous tue. Le royaume ne se contente pas de faire tourner en rond les fidèles, mais aussi les clients. Alerter sur les amalgames ? Oui, mais cela ne suffit plus. Il faut que le musulman prenne la parole. La confession n’est pas la patrie. On espère par la première mais on vit dans la seconde. Marcher pour dénoncer ? Crier ? Pleurer ou construire un mur ? Zapper ? Bombarder ou dormir ? Il n’y a pas de solution. Nous sommes seuls. Il n’y a que notre humanité. On la perd ou on la défend

On s’offre aussi à l’autel de sa télé : délégation du sentiment, mise en boucle de l’émotion. Chewing-gum cérébral.

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