Musique - Gaël Faye : « La France ne ressemble plus à celle des “Choristes” »
« Petit pays » a marqué son entrée en littérature. En rappeur affranchi des rimes, il revient à la musique.
On le rencontre entre deux dates de sa tournée musicale, dans un coin de l’Est parisien où il a vécu quelques années de sa prime jeunesse. Là s’est posé le chanteur, rappeur, écrivain, pour le lancement de son disque « Rythmes et botanique ». Cinq morceaux poétiques, engagés, appel urgent au sursaut. Sons rap et soul ou mélodies étonnamment douces, comme dans « A trop courir » (après ses rêves) : « Quand j’y crois plus je prends la plume pour prendre de la hauteur. » Cinq chansons qui font office de mise en bouche à celles (quinze nouvelles en tout) qu’il réserve à la scène. Ce printemps marque donc le retour à la musique du primo-romancier au succès aussi inattendu que phénoménal de son « Petit pays » (Grasset). Depuis, ce succès ne s’émousse pas, à en juger par les files de lecteurs au récent Salon Livre Paris. Il en va de même au Rwanda, où vit depuis deux ans avec son épouse ce jeune père de deux petites filles (qui lui manquent !). Et ce n’est pas fini : traduction en vingt-six langues, adaptation au cinéma et en bande dessinée… Le temps d’une interview, Gaël Faye se met sur pause, entre les marathons littéraires, dont il sort juste, et musicaux, qui l’attendent. Certes fatigué par les prouesses physiques que la scène exige et les déplacements, il se rend disponible pour le moment présent. Une grâce lumineuse, une sagesse souriante et déterminée émanent de ce garçon longiligne dans lequel on ne peut s’empêcher de reconnaître le petit Gabriel de l’impasse aux bougainvillées, à Bujumbura, héros de son si beau livre
Le Point : Comment va « Petit pays » ? Gaël Faye : Très bien. Je l’appelle « mon premier roman », pour laisser entendre que ce n’est pas le seul que je vais écrire. D’ailleurs, les lecteurs me posent la question constamment, ce qui est assez flatteur. En quoi l’écriture du livre est-elle venue modifier celle des chansons écrites par la suite ?
L’écriture du roman demande un souffle que n’exige pas la chanson. Des couplets de 16 mesures m’ont paru passer beaucoup plus vite qu’auparavant ! Je me suis éloigné du diktat de la rime, parce que j’ai appris avec le roman que la musicalité vient d’une autre façon. A ce propos, je me souviens que l’écrivain Lyonel Trouillot disait que les rappeurs croient inventer une nouvelle forme de poésie alors qu’ils reviennent, avec leur souci de la rime, à « un classicisme effrayant » ! Mais, pour tout dire, juste après avoir écrit le roman, j’ai eu des difficultés à écrire des chansons, car je sortais d’un plaisir nouveau et très prenant. J’étais au Rwanda, pour lequel j’avais tout quitté – Paris, les opportunités d’y poursuivre une carrière dans la musique –, et je me demandais un peu ce que j’allais devenir, avec le sentiment de m’être tiré une balle dans le pied. J’étais sur une île en face du lac Kivu, avec mon ordinateur et mes machines. La chanson « Tôt le matin », où je parle de trouver une île en soi, exprime ce besoin que j’avais de renaître, loin des visions marketing du métier et des gens qui, faute du succès commercial de « Pili Pili », parlaient d’« échec » pour mon premier album que je vivais, moi, comme un accomplissement. J’étais heureusement porté par le projet d’un spectacle au Théâtre d’Ivry en mai 2016, pour lequel j’ai écrit quinze chansons. Et j’espère sortir un nouveau CD en 2018. La chanson « Irruption », urbaine, comme son clip, évoque ces banlieues où vous avez grandi sur fond de hip-hop, mais aussi le paysage d’une France qui donne du fil à retordre… Cette chanson est une réponse à une avalanche de commentaires racistes que j’ai reçus à la suite de la chanson « Je pars », de « Pili Pili », venant d’un site français de la fachosphère, du style « Macaque, rentre dans ton pays »… Un déferlement de haine de la part de gens qui se passent le message : « Allons lyncher numériquement quelqu’un. » Au lieu de répondre sur Internet, je leur ai écrit une petite chanson pour leur dire que la France, c’est chez moi depuis longtemps, et que « le tirailleur t’emmerde, il a fécondé ta grand-mère »… Mais je ne voulais pas non plus jouer les gentils contre les méchants, la posture antiraciste permanente. Alors j’évoque aussi l’ennemi qui est en nous, et l’appel à se réinventer. En cette période électorale (je vote toujours à Belleville), je ressens un mélange d’abattement et d’espoir, car je vois aussi que les choses évoluent. Les jeunes ont conscience que la France ne correspond plus à celle des « Choristes ». Elle est plus colorée, très loin de l’image rétrograde et des peurs que le système médiatique entretient. « Paris métèque » est un hommage à la capitale. C’est ainsi que vous la vivez, ouverte ?
Il y a eu tellement de belles chansons écrites sur Paris… C’était difficile, mais je voulais parler d’un Paris qui me ressemble et qui n’a rien à voir avec celui que je visitais quand je venais du Burundi, où je vivais avec
mon père, pour voir ma mère à Versailles, nos promenades à Montmartre, Saint-Michel ou jusqu’en haut de la tour Eiffel. C’est le Paris de l’étudiant fauché, des scènes slam, des CD vendus aux Puces de Clignancourt, des fraudes dans le métro, des marches avec les sans-papiers, des concerts de soutien dans les squats : une ville débarrassée de son prestige. J’écris une lettre d’amour à cette ville ouverte comme à une jolie fille simple qui aurait la tentation de se la jouer mondaine, superficielle, parce qu’elle est belle.
Pensez-vous que les gens qui vous ont lu voient en vous aussi un musicien, et vice versa ?
Dans les concerts, une infime partie de la salle vient par le livre. J’ai surtout un public qui me suit par la musique, mais celui-là, oui, va presque systématiquement vers le roman, comme une prolongation. J’ai beaucoup de lecteurs venus du rap, du hip-hop.
Dans quelle mesure le statut d’écrivain a-t-il fait de vous un porte-parole du Rwanda, où vous êtes d’ailleurs engagé, avec votre épouse, dans le Collectif des parties civiles ?
Chaque fois que je sens cette responsabilité peser sur moi, j’explique que mon roman est une expérience personnelle, d’où ma volonté, aussi, d’écrire des chansons où il n’est pas question de ce pays. Je ne veux pas être un porte-drapeau, car cela emprisonne, alors que j’écris pour rester en liberté. Le collectif a eu plusieurs victoires, avec des condamnations récentes, mais il faut affronter maintenant les appels. Depuis 2001, il y a eu 23 dépôts de plaintes et seulement 3 condamnations en seize ans. Les choses vont très lentement. Beaucoup ont abandonné le combat en cours de route, alors que c’est celui d’une vie, pas l’affaire d’une kermesse. Ce comité me tient à coeur parce qu’il est à la jonction de mes propres origines, et qu’en tant que citoyen français je ne peux pas supporter que des gens coupables de crimes contre l’humanité vivent librement et tranquillement en France. On dit souvent que le devoir de mémoire est essentiel. Mais, sans la justice, comment associer mémoire et réconciliation ?
Votre roman est sorti à Kigali. Comment a-t-il été reçu ?
Je tenais à ce que les passages les plus délicats, notamment le prologue sur les nez des Tutsis et des Hutus, soient lus de la même façon qu’en France. Et, dans la salle de la Bibliothèque nationale, où se trouvait une foule très mélangée, j’entendais des pleurs. Je n’arrivais pas à regarder le public, c’était très fort. Le problème était que tous les exemplaires de la seule librairie de la ville, Ikirezi (qui veut dire « perle »), avaient été vendus. C’était la première fois que cela se passait ainsi, me disait le libraire, à l’exception du livre d’entretiens avec le président Paul Kagamé, « L’homme de fer » ! Beaucoup sont venus me remercier d’avoir « raconté [notre] histoire ». Des gamins de 10 ans, 11 ans me disaient : « Je veux devenir écrivain. » J’ai été dans trois écoles à Kigali, dont celle de ma fille aînée – « Petit pays » sera au programme du bac cette année. En avril, je ferai des lectures en province. Je souhaite en organiser en kinyarwanda et enregistrer des feuilletons pour la radio.
Avec les traductions et la BD à venir, vous n’en avez pas fini avec « Petit pays »…
Je n’irai pas dans tous les pays ! Mais j’ai déjà des dates pour 2018… Et puis « Petit pays » va être adapté au cinéma. J’ai rencontré de nombreux cinéastes et trouvé celui dont j’ai su que ce serait lui, un réalisateur français. J’aurais pu laisser l’adaptation se faire sans m’impliquer, mais la sortie du livre à Kigali m’a fait prendre conscience de la responsabilité que j’ai vis-à-vis de ce qu’ont vécu les gens. Et de l’importance, jusque dans le film tiré du roman, de ne pas les trahir
« Rythmes et botanique » (Universal). Sortie le 14 avril. Tournée dans toute la France.