Le Point

Polar : Luis Sepulveda et les cosaques de Pinochet

L’auteur du merveilleu­x « Vieux qui lisait des romans d’amour » revient au polar et à son héros sniper, offrant au passage un vibrant hommage à son épouse.

- PAR JULIE MALAURE

Naissance au Chili.

Rencontre Cortazar. «N ous ne pouvons pas échapper à l’ombre de ce que nous avons été », lance le narrateur en début de roman. Avertissem­ent ou châtiment ? Luis Sepulveda a fait de cette lucidité noire l’une de ses marques de fabrique. Poète tiré in extremis des geôles de Pinochet, il observe le monde depuis plus de quarante ans avec un humanisme aiguisé par la politique où sa jeunesse chilienne l’a plongé. Ce qui lui a inspiré « La fin de l’histoire » ? Un nom. Celui de Miguel Krassnoff, comme il s’en est ouvert au journal italien La Repubblica. Criminel de lèse-hu- manité, condamné à perpétuité au Chili pour violation des droits de l’homme, l’ancien chef des services secrets de Pinochet fait régulièrem­ent parler de lui par ses escapades en ville, les pressions émanant de Russie pour qu’il soit remis en liberté ou, plus récemment, quand il agite la twittosphè­re, au mépris des victimes, pour célébrer le 11 septembre, qui est aussi l’anniversai­re du putsch contre Salvador Allende.

« La fin de l’histoire » donne une suite à un livre paru en 1994, « Un nom de torero », dans lequel le narrateur, Juan Belmonte, ex-guérillero formé en Union soviétique, poursuivai­t un nazi en Amérique du Sud. Vingt ans plus tard, Belmonte le mercenaire s’est retiré du circuit avec sa compagne de toujours, Veronica. L’histoire, troussée comme un thriller, contraint le retraité à revenir dans le jeu, mais dans un tout autre contexte que celui des années 1970. Dans le nouvel ordre mondial, les alliances idéologiqu­es russo-chiliennes ont laissé place à des relations commercial­es bilatérale­s que chacun souhaite harmonieus­es. Comme le dit un autre personnage du roman, « les riches Russes veulent des pommes chiliennes, les riches Chiliens veulent des putes russes ».

Résistante. L’histoire racontée par Sepulveda a beau traverser un siècle et trois continents, le Chilien sait nous conduire aussi sûrement que le saumon remontant la rivière vers sa source : il nous emmène jusqu’à la Révolution russe, en 1917, puis raconte les chefs cosaques qui s’allièrent aux nazis avant de se faire exfiltrer, comme leurs alliés, vers l’Amérique latine, en une « ligne des rats » méconnue chez nous. Le fameux Krassnoff, tenu par les Cosaques pour l’héritier du dernier Ataman, leur chef, est le rejeton maléfique de cette page sombre de l’Histoire. Et Belmonte le sniper, approché par d’autres Russes, va devoir la relire s’il veut la tourner… Et puis il y a Veronica, son héroïne, dont l’histoire n’est pas loin de celle de la propre femme de Sepulveda, la poétesse Carmen Yañez, qui lui a été arrachée quand il avait 23 ans, yeux bandés, pour être conduite dans le plus grand centre de torture de la dictature militaire d’Augusto Pinochet : la caserne Terranova, à Santiago du Chili, « ou Villa Grimaldi, sur les cartes de l’horreur » . Là, dit le roman, « Veronica décida d’oublier le mécanisme qui acheminait les mots depuis le sentiment jusqu’à ses lèvres et, de toutes ses forces de combattant­e, éloigna son corps du royaume du Cosaque ». Son corps, que ses bourreaux croyaient sans vie, sera retrouvé avec celui d’autres femmes dans une décharge, « pour semer la terreur, fondement de la dictature ». Le silence de sa compagne, « la plus grande preuve d’amour », a aussi sauvé Sepulveda. Et ce livre lui rend la pareille, presque sans le dire

« La fin de l’histoire », de Luis Sepulveda, traduit de l’espagnol (Chili) par David Fauquember­g (Métailié, 208 p., 17 €).

 ??  ?? Preuve d’amour.  La compagne du héros évoque Carmen, son épouse, qui, sous la dictature chilienne, sut garder le silence sous la torture, sauvant ainsi la vie de l’écrivain.
Preuve d’amour. La compagne du héros évoque Carmen, son épouse, qui, sous la dictature chilienne, sut garder le silence sous la torture, sauvant ainsi la vie de l’écrivain.

Newspapers in French

Newspapers from France