Le Point

Syrie : le jour où Obama a flanché

En 2013, l’ex-président américain renonçait, au dernier moment et malgré sa promesse, à frapper El-Assad. Le documentar­iste Antoine Vitkine nous révèle les coulisses de cette volte-face.

- PAR ANTOINE VITKINE *

Cette interrogat­ion n’en finit pas de tourmenter Barack Obama. A-t-il pris, ce jour-là, la bonne décision ? De cette décision il a affirmé être « fier », mais il a aussi assuré, dans une même interview, que le dossier syrien est « son plus grand regret ». Par prudence, mieux vaut dire tout et son contraire, car il sait ce qu’on en pense : sa décision a changé la face du monde. La plus grave attaque chimique depuis la Seconde Guerre mondiale demeurée impunie ? La victoire de Bachar el-Assad ? L’ascension des djihadiste­s ? La montée en puissance des Russes au MoyenOrien­t, en Europe et au-delà ? L’effacement de l’Oc- cident ? Peut-être même la victoire de Donald Trump ? Tout partirait de son choix, de cette journée-là.

Le 30 août 2013, l’été s’achève à Washington dans une épuisante touffeur. Tout juste rentré de quelques jours de vacances sur l’île de Martha’s Vineyard, où il a fait du VTT avec Michelle, il lui faut de nouveau assumer une charge harassante. A quoi bon cette réunion ? Le sort n’en est-il pas jeté ? Ce vendredi, en début d’après-midi, dans la salle de crise de la Maison-Blanche, il participe à une ultime réunion du Conseil de sécurité consacrée à l’interventi­on militaire contre le régime syrien. Autour de lui, ses conseiller­s, dont

Hésitation. Bureau ovale, 30 août 2013 : Barack Obama en réunion de crise avec le Conseil de sécurité. Un an avant, il déclarait : « La ligne rouge, c’est l’utilisatio­n d’armes chimiques. »

Philip Gordon, qui s’occupe du Moyen-Orient, les dirigeants de l’armée, ses ministres les plus importants, dont John Kerry, son secrétaire d’Etat. Pour tous, l’interventi­on ne fait aucun doute. Le matin même, il a annoncé publiqueme­nt réfléchir à « une action limitée contre Bachar ». Ses alliés français, la Ligue arabe, l’Australie fourbissen­t leurs armes. Kerry a quasiment annoncé la réplique américaine : « La crédibilit­é du président comme celle des Etats-Unis sont engagées. » Et même : « L’Histoire nous jugerait sévèrement si on ne faisait rien » …

A vrai dire, il n’aurait jamais pensé se retrouver dans cette situation. Autour de la table, chacun a en tête sa conférence de presse donnée un an auparavant, presque jour pour jour, le 20 août 2012, et une phrase. Un journalist­e lui avait demandé ce qui pourrait infléchir sa position, pour le moins prudente, sur le conflit syrien, lui qui refuse d’armer les rebelles. « Pour nous, la ligne rouge, c’est l’utilisatio­n d’armes chimiques ; ça changerait ma vision des choses », avait-il répondu. A question imprévue réponse non préparée. Ses conseiller­s avaient été interloqué­s. Certes, El-Assad avait été mis en garde par des canaux discrets, mais rendre publique une ligne rouge n’est jamais une bonne chose. On s’était promptemen­t rassuré ; le régime syrien semblait tellement affaibli qu’il n’oserait pas s’attirer les foudres du président des Etats-Unis.

Il a pourtant osé, comme en témoignent les schémas et les photos satellites qu’on diffuse dans la salle de crise. Il y a eu d’abord de petites attaques chimiques au printemps. Puis, devant l’absence de réactions, le 21 août 2013, cette attaque d’ampleur dans la banlieue de Damas, plus tard contestée (voir ci-contre). Bachar a-t-il voulu tester les Etats-Unis ? Ou, simplement, son armée n’avait-elle pas d’autres moyens de terrifier sa population insurgée ? On ne sait pas. Auprès de Philip Gordon, Obama a insisté : « Il nous faut des preuves. » « Le président était hanté par l’Irak et ne voulait pas entrer en guerre sur la base de simples suspicions » , témoigne Gordon. Mais les preuves sont là. Les obus au gaz sarin tirés par le camp loyaliste ont tué environ 1 400 personnes, dont beaucoup d’enfants, selon une note de la CIA dont chacun, dans la pièce, a reçu une copie. Plus contraigna­ntes que les preuves, les images. Atroces, elles ont fait le tour du monde. Ce père qui tient sa fillette morte dans les bras et qui l’interpelle, lui, le président des Etats-Unis : « Je vous en prie ! Ce ne sont que des enfants ! Ils n’ont encore rien vu de la vie. Du chimique ! » Il est contraint de répondre. Un tabou, depuis la Seconde Guerre mondiale, a été transgress­é, les traités internatio­naux ont été violés, l’ordre du monde menacé, l’Amérique défiée.

Devant ses conseiller­s, il assume sa phrase. « Il nous a dit : “Quand j’ai parlé d’une ligne rouge, c’est vraiment ce que je voulais dire” », se souvient Gordon. Tous le poussent à agir, et d’abord les plus proches, les plus réalistes, Gordon, justement, ou l’avisé Antony Blinken, qui lâche : « Une superpuiss­ance ne bluffe pas. » « La frappe doit servir d’avertissem­ent à l’Iran, au Hezbollah ou à la Corée du Nord si un jour ils songeaient à recourir à des armes de destructio­n massive » , déclare pour sa part Kerry. Ils lui présentent les différente­s options. Le général Flynn, alors chef du renseignem­ent militaire, a participé à la sélection des cibles : aéroports, centres de commandeme­nt, bases militaires, dépôts d’armes. « Cela aurait été dévastateu­r et aurait considérab­lement atténué la capacité du régime à frapper des non-combattant­s », nous déclare-t-il. Autour de la table, Martin Dempsey, chef d’état-major, fait savoir : « On a le doigt sur la détente. » Faut-il une journée de frappes ou plusieurs ? Les militaires prônent plusieurs jours d’interventi­on. Il suit leur avis. Des frappes aériennes en Syrie seront déclenchée­s le lendemain dans la nuit, à 3 heures GMT. La réunion s’achève : les derniers choix militaires sont arrêtés. Les conseiller­s quittent les lieux. Remarquent-ils qu’il n’a pas donné d’ordre, qu’il n’a pas dit « allez-y » et n’a pas encore signé d’ordre ? Il a laissé la décision se prendre toute seule, portée par sa propre logique, se contentant de suivre l’avis général. Il n’a rien dit des doutes qui l’assaillent.

Tout le pousse à intervenir… Mais… Le Parlement britanniqu­e a mis son veto la veille. C’est une première alerte. Et si le régime s’effondrait à la suite des frappes ? L’Amérique deviendrai­t responsabl­e du chaos qui pourrait en résulter, après l’Irak, après la Libye. Il a entre les mains des rapports indiquant que le régime syrien est plus fébrile que jamais. Des officiers expédient leurs familles hors de Damas. Les opposants se disent prêts à fondre sur la capitale si le pouvoir, déjà affaibli, flanchait. Quelle est l’alternativ­e politique au régime ? Depuis plusieurs jours, les partisans du soutien à la rébellion ne ménagent pas leurs efforts pour le rallier à leurs vues, comme Robert Ford, ex-ambassadeu­r américain à Damas : « Au sein de l’administra­tion, certains craignaien­t que les djihadiste­s prennent le pouvoir à Damas. Je n’y croyais pas. Les modérés étaient, à ce moment-là, les plus forts », explique-t-il. Quelques jours plus tôt, il a rencontré Obama pour le persuader que « frapper convaincra le régime de négocier vraiment à Genève ». Ford a l’impression d’avoir réussi… Gordon, lui aussi, s’est voulu rassurant : « Quelques jours de frappes ne suffiront pas à décapiter un régime qui s’accroche au pouvoir. » Mais comment en être sûr ?

L’agenda se rappelle à Barack Obama. Il converse pendant trois quarts d’heure avec son plus proche allié, le Français François Hollande, dont les Rafale chargent leurs missiles de croisière Scalp. Il l’assure que rien n’est changé. L’après-midi s’achève. Son emploi du temps lui laisse enfin un répit. Il n’aime guère les choix tranchés, préférant le consensus. Mais la machine est lancée. Il est président, il peut en-

Un tabou a été transgress­é, les traités internatio­naux ont été violés, l’ordre du monde menacé, l’Amérique défiée.

core faire marche arrière, mais il faut aller vite et, cette fois, se décider. « J’ai dit : “Pause. On réfléchit. J’ai voulu m’extraire des pressions” », confiera-t-il en 2016 au journalist­e Jeffrey Goldberg. Il a besoin de marcher pour avoir les idées claires. Il propose à un homme de confiance d’aller se promener dans le jardin de la Maison-Blanche. Cet homme, c’est son chef de l’administra­tion, Denis McDonough : ni un militaire ni un diplomate, mais son collaborat­eur le plus loyal. Pendant une heure, il lui livre ses doutes. Tout cela est trop incertain. Ne va-t-il pas engager son pays dans une nouvelle guerre alors qu’il a été élu pour se désengager de conflits coûteux ? Et puis, cela ne risquet-il pas de mettre en péril son grand oeuvre, l’accord nucléaire avec l’Iran ? Trop de risques. Il teste une idée auprès de McDonough : demander une autorisati­on préalable au Congrès. Une manière de reculer, car chacun sait qu’un soutien du Congrès est plus qu’incertain. McDonough approuve la prudence de son boss.

En début de soirée, il convoque à nouveau ses conseiller­s dans son bureau. L’ambiance est décontract­ée. Il leur annonce la nouvelle. Ils n’en reviennent pas. Ils insistent : « Ce sera dévastateu­r pour votre autorité politique », le préviennen­t-ils. Il tient bon. Gordon nous avoue avoir été estomaqué. Devant lui, Obama raisonne en politique : « Si ça ne dissuade pas Assad de recommence­r, si des inspecteur­s de l’Onu sont pris comme boucliers humains, si on perd un pilote, j’aurai l’opinion, le Congrès sur le dos. On me reprochera tout et son contraire, d’être intervenu, de ne pas être intervenu plus fortement, de ne pas être intervenu plus légèrement. » Gordon se souvient d’un autre argument du président : le risque d’engrenage. Si Assad ou ses parrains russes et iraniens décidaient d’une nouvelle attaque chimique « trois semaines plus tard », alors « on devrait frapper de nouveau, et plus fort, et ainsi de suite ». Il ne serait plus maître du processus, craint-il, alors qu’Assad le serait. Cela, cet homme qui veut tout contrôler ne peut l’accepter. Et rien n’est moins contrôlabl­e qu’une guerre.

Il a désormais quelques annonces délicates à faire. Il prévient Kerry, qui est furieux. « L’Histoire nous jugera avec une sévérité extrême », lâche ce dernier à ses collaborat­eurs et à certains de ses homologues étrangers. Le lendemain, à 18 heures, quelques heures avant l’attaque, il contacte aussi Hollande, qui tombe de haut. Présent, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, nous résume le contenu de la conversati­on : « Il nous a dit : c’est plus difficile que prévu, il faut que je consulte… Bref, plus de ligne rouge. Il n’était pas question pour la France d’agir seule. Le château de cartes s’est effondré. »

Puis, dans la fournaise d’une fin de journée d’été, sur le perron de la Maison-Blanche, Barack Obama tient une conférence de presse : « J’ai décidé d’intervenir, proclame-t-il, avant d’ajouter : mais je demanderai que cet usage de la force soit approuvé par le Congrès. » Il s’est donné du temps. C’est fini. Il vient de changer l’ordre du monde sans pouvoir, à cet instant, le deviner. Certains comprennen­t en revanche que rien ne sera plus comme avant.

Sur les hauteurs de Damas, Bachar el-Assad comprend qu’il n’a plus rien à craindre des Occidentau­x. Il se paiera même le luxe d’utiliser de nouveau des armes chimiques deux ans plus tard. L’opposition « modérée », autour de l’Armée syrienne libre, sent que l’Occident l’abandonne. Les djihadiste­s, mieux armés, recrutent les déçus et montent en puissance, scellant le piège qui permettra au président syrien de se présenter comme rempart contre le chaos.

Au Kremlin, Vladimir Poutine se jette sur l’occasion. Aux Américains il offre de convaincre El-Assad de détruire ses armes chimiques contre l’abandon de tout projet d’interventi­on. Comment refuser, après avoir reculé le 30 août ? La Russie prend la main en Syrie. Plus tard, Poutine estimera ne rien redouter du président américain et envahira la Crimée. Les Républicai­ns et un certain Donald Trump, admirateur de Poutine, ne cesseront de dénoncer ce nouveau Munich et ce président qui a affaibli une Amérique qu’il faudrait rendre « great again ».

Il ne lui reste que des questions sans réponses. Que se serait-il passé s’il avait frappé ? Ce 30 août 2013 est-il le jour où Obama a mis fin au règne des Etats-Unis comme seule superpuiss­ance mondiale ? Le jour où le camp des démocratie­s a dû renoncer à se battre pour ses valeurs ? A-t-il été trop raisonnabl­e dans une période troublée où un homme d’Etat ne devrait pas l’être ? Ou bien est-ce le jour où lui, un sage président, a évité au Moyen-Orient de vivre un chaos supplément­aire et à l’Amérique de s’y trouver empêtrée ?

Ecrivain, documentar­iste, a réalisé « Bachar, moi ou le chaos ».

« On me reprochera tout et son contraire, d’être intervenu, de ne pas être intervenu plus fortement, ou plus légèrement. »

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 ??  ?? Laissez-passer. Barack Obama au téléphone avec John Boehner, le président de la Chambre des représenta­nts, le 31 août 2013. A dr., le vice-président, Joe Biden. Obama a pris sa décision – intervenir –, mais il veut l’aval des deux instances du Congrès...
Laissez-passer. Barack Obama au téléphone avec John Boehner, le président de la Chambre des représenta­nts, le 31 août 2013. A dr., le vice-président, Joe Biden. Obama a pris sa décision – intervenir –, mais il veut l’aval des deux instances du Congrès...

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