Musique : Juniore et son orchestre
Fille cadette de J. M. G. Le Clézio, Anna Jean, 35 ans, sort avec son groupe un premier album hanté par les idoles yéyé. « Ouh là là » !
Anna a toujours aimé se faire peur. Enfant, déjà, elle préférait les trains fantômes aux folles rondes des carrousels. Puis il y a eu cette soirée pyjama décisive où, à 8 ans, elle et ses petites amies ont regardé en cachette « L’exorciste » en hurlant et en se cachant les yeux à presque chaque scène gore du film culte des années 1970. « Ce mélange de terreur grotesque et de rire que l’on trouve dans les divertissements de l’horreur, c’est exactement ce que j’essaie de communiquer dans mes chansons aujourd’hui », raconte cette grande brune en écrasant sans pitié une mite sur le mur à l’aide d’un coussin. Dans son album fantomatique traînent les spectres de Serge Gainsbourg, Françoise Hardy, Antoine Doinel et Jacqueline Taieb. Brrrr ! On entend parfois même leurs « ouuuuh » glaçants résonner parmi les guitares. Les claviers sont tranchants, la batterie haletante. « Nous avons même un vrai fantôme sur scène ! » s’empresse-telle d’ajouter. Car, quand Samy Osta vient jouer avec Juniore, c’est masqué et couvert d’un drap blanc…
C’est justement sa rencontre avec le futur créateur de La Femme, Rover et Feu ! Chatterton au lycée, à Nice, où ils ont grandi, qui l’initia à la musique. « On commentait les solos de Jimi Hendrix en fumant des clopes. Vingt ans plus tard, on en est toujours au même point ! » raconte-t-elle avant d’en allumer une. Ils ont même lancé la grande mode du rock’n’roll américain chanté en français, comme le faisaient les yéyés, version réverbérée. « J’ai passé une partie de mon adolescence au Nouveau-Mexique, où j’ai été imprégnée de musique anglo-saxonne. Mais écrire en français a plus de sens pour moi » , poursuit Anna, qui travaille toujours comme traductrice de sous-titres de films.
Féministe pratique (elle s’est forcée à ne pas se raser les aisselles pendant un an pour s’affranchir des diktats du corps féminin), pour Juniore Anna n’a recruté que des musiciennes (et même Joséphine de La Baume, le temps d’un morceau), un hommage aux groupes féminins de Motown. Elle prend aussi le nom de jeune fille de sa mère, Jean, pour que les gens avec qui elle travaille ne soient pas assimilés à ce père imposant, Prix Nobel de littérature. « C’était très bizarre de grandir avec un père comme le mien, parce qu’il est très beau, très grand, et tout le monde le connaît à Nice. Parfois, on recevait des lettres avec écrit juste “Le Clézio” sur l’enveloppe. Mais elles arrivaient chez nous ! Quand il a eu le Nobel, des paparazzi ont débarqué devant la maison. Ça n’a pas duré, mais il était consterné. Il pensait que ce serait la fin de sa carrière… Mais je lui ai dit : “C’est pas grave, c’est un peu comme Miss France ! Tu vas faire la foire au boudin pendant un an et après tu le passeras à quelqu’un d’autre !” Ça l’a rassuré. Il m’a proposé de m’écrire une chanson sur une baleine. J’ai essayé de refuser le plus gentiment possible… » La collaboration entre le père et la fille semble compromise, même si elle avoue que Juniore est une allusion à son « éternel statut de fille de » : « Mon père est vieux, il s’exprime de façon très désuète. Quand je rentre d’un concert, il me demande toujours : “Ton tour de chant avec t on orchestre s’ e s t bi e n passé ?” » dit-elle en riant sous sa frange.
Intimidée par ce papa poule qui écrit « à la main, au stylo à plume, la nuit, sans une rature » , Anna a grandi avec l’idée que l’écriture était « comme un don de Dieu : on l’a ou on ne l’a pas » . Alors, pour écrire ses extraordinaires histoires musicales, elle s’enferme à double tour dans sa chambre du 10e arrondissement de Paris, après avoir plusieurs fois vérifié que personne n’écoute à la porte. « C’est peut-être pour ça que, sur mes disques, je chante si bas… » suggère-t-elle avant de prendre ses longues jambes à son cou. Juniore, « Ouh là là » (Le Phonographe/A+LSO).