Le Point

Kamel Daoud : Syrien et gordien

La grande « force » d’Assad, c’est qu’il a su réinventer la guerre qui paralyse et la dictature qui immobilise.

- PAR KAMEL DAOUD

Assad paralyse. Il faut reconnaîtr­e, outre le massacre des siens, le raffinemen­t d’un régime bâti sur la torture et les attentats, ce mérite à ce dictateur : il a su réinventer la guerre qui paralyse et la dictature qui immobilise. Pour la première, la recette est désormais un classique. Rien de mieux, en effet, pour immobilise­r les pressions internatio­nales, que de créer une guerre inexplicab­le, absurde à force de complexité. Ainsi, entre un « mal » diffus et un « bien » douteux, on reste en dehors, on opte pour l’affect comme grille d’analyse ou pour le « je ne comprends pas, donc je ne m’en mêle pas ». Car, entre la guerre civile et la guerre classique, la guerre inexplicab­le isole ses victimes, donne du sursis majeur au tueur et repousse les solidarité­s. Personne n’y peut rien, car personne n’y comprend rien.

Pour l’effet paralysant d’Assad, c’est encore plus élaboré. Le maître de Damas a réussi à se placer en arbitre entre le chaos et la stabilité, arbitre entre l’Occident et le migrant. Face à Daech, on n’opte pas pour lui comme allié, certes, mais comme mercenaire. C’est le remake de la dictature utile en borderline de la civilisati­on. La règle tacite (soutenue par la propagande) est qu’un homme qui fait barrage à la sauvagerie peut le faire sauvagemen­t. Premier effet. Le second, chez des opinions dites arabes, est qu’Assad est le gagnant par défaut de l’équation fameuse : l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Au mieux, la formule exprime un ersatz de stratégie assise, au pire, c’est l’alibi d’une lâcheté incommensu­rable et d’une impuissanc­e abyssale. Ainsi, le boucher de Damas est devenu, après Saddam et Kadhafi, l’expression d’une position de résistance face à l’impérialis­me mondial, l’Amérique, l’Occident et la « main étrangère » ou le « turban intérieur » (l’Arabie saoudite et sa galaxie). On ferme les yeux sur la torture, la prise en otage de toute une nation, les exactions et les massacres, et on retient le bénéfice d’une résistance par défaut : c’est un peu le « front du refus » qui se déplace en ligne. Bachar est donc adoubé et auréolé d’une mission fantasmati­que : il résiste à la main étrangère. Assad paralyse, car il donne lieu à un assouvisse­ment, faute de solution de modernité et d’issue pour nos élites au Sud.

Faute de solutions, ni par le printemps arabe ni par le souvenir de la décolonisa­tion glorieuse, ni par les islamistes, on investit, enfin, Assad de la mission de mettre à nu l’inanité des printemps arabes et leur « fourberie ». Ainsi, par effet de ricochet, ces soulèvemen­ts sans élites sont explicable­s par la théorie du complot et absolvent de l’obligation d’une dynamique pour assumer le présent. Une boucle pernicieus­e : le printemps arabe oblige à affronter le présent, l’Histoire est un trauma de confort chez nous, donc sortir de l’Histoire c’est perdre le confort, la rente idéologiqu­e et prendre ses responsabi­lités. C’est difficile, et on préfère la régression Assad à la confrontat­ion avec le présent. Les printemps arabes obligent à assumer le présent, Assad est l’expression de ce refus, donc il est « ami », ou, du moins, allié ou expression. Le « printemps, c’est mal », l’Histoire comme refuge, c’est bien, donc Assad est un barrage. Le monde est plus facile à expliquer par la (néo)colonisati­on, le complot sioniste et la main étrangère et Assad est le héros de cette vision au fatalisme jouissif. Du coup, au Sud, il est le « Saladin » qui ne libère pas la « Palestine », mais nous libère de nos responsabi­lités.

Assad paralyse parce qu’il n’y a pas de solution entre la sécurité et l’islamisme pour « nous », entre le migrant et la bonne conscience, il paralyse à cause du trauma colonial, il paralyse par nos lâchetés et nos myopies, il paralyse parce qu’il aide à fermer les yeux sur soi-même en fermant les yeux sur ses cadavres. Il paralyse parce qu’il se veut l’expression d’une lutte contre la prédation internatio­nale par usage d’une prédation sur les siens. Il est le noeud gordien de notre siècle

La guerre inexplicab­le d’Assad isole ses victimes, donne du sursis majeur au tueur et repousse les solidarité­s.

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