Elle va vous faire aimer le grec ancien Son cri d’amour à l’enseignement du grec ancien est un best-seller en Italie. De quoi faire réfléchir les liquidateurs de l’Education nationale.
Quinze rééditions, 80 000 exemplaires vendus dans la péninsule, traduit en 10 langues, « La langue géniale, 9 raisons pour aimer le grec » est un phénomène d’édition. 29 ans, helléniste, linguiste, blonde au regard menthe à l’eau, son auteur, Andrea Marcolongo, est devenue une star en Italie. Elle remplit à Rome les 700 places de l’auditorium de la musique et, durant notre rencontre devant un spritz, plusieurs inconnus viendront la remercier pour avoir rallumé la flamme de la langue de Platon. Car son livre n’est ni un manuel académique ni un ouvrage de vulgarisation, mais le cri d’amour d’une jeune femme éprise d’une langue dans laquelle tout ce qui est important pour les hommes a été dit, même si c’était il y a 2500 ans.
Le grec, Andrea ne l’a pourtant pas trouvé dans son berceau. Née à Milan dans une famille « modeste, compliquée et non helléniste » , c’est en suivant les conseils d’une professeure qu’elle est montée à 12 ans dans cette galère, ou plutôt dans cette trirème : « J’en ai pleuré parfois tant c’était difficile. » Diplômée de lettres classiques avec la meilleure note, elle snobera pourtant à 24 ans la carrière académique pour étudier les techniques de narration, le fameux storytelling, dans l’école Holden, à Turin, d’Alessandro Baricco. L’auteur de « Soie », qui déclina en 2014 le poste de ministre de la Culture de Matteo Renzi, est lui-même porté sur les textes anciens : il a jadis retraduit « L’Iliade » en le débarrassant de toutes les interventions divines. Andrea, elle, a rejoint Renzi : durant deux ans, elle est sa machine à discours. La collaboration se terminera par une brouille. Elle fait un peu de pub pour gagner son pain quotidien, voyage. Après avoir vécu dans une dizaine de villes, de Paris à Dakar, elle écrit, à Sarajevo, le livre qui a changé sa vie, mais ne se cantonne pas aux langues dites mortes et qui ressuscitent drôlement, ces temps-ci. A Sarajevo, où elle passe désormais la moitié de son temps, Andrea Marcolongo étudie en effet l’évolution des langues de l’ex-Yougoslavie, qui, en se dissociant d’un tronc commun, ont annoncé la montée des tensions dans ce coin de l’Europe. Le
Véritable phénomène littéraire, Andrea Marcolongo signe, à 29 ans, « La langue géniale », déjà vendu à 80 000 exemplaires.
livre, qui sortira en France (aux Belles Lettres) à l’automne, fera-t-il réfléchir les hiérarques (mot grec) de notre Education nationale, qui ont organisé unilatéralement et méthodiquement la disparition de l’enseignement de la « langue géniale » ?
Le Point : Comment expliqueriez-vous à un lycéen qui hésite à faire des études classiques que le grec ancien est une « langue géniale » ?
Andrea Marcolongo : Je lui dirais que, comme toutes les langues, le grec sert à exprimer une vision du monde. En l’étudiant, il découvrira la façon de penser des Grecs anciens. Dans une langue, même morte, on trouve les personnes derrière les paroles. Marguerite Duras a écrit : « Tout ce que les hommes ont dit d’important, ils l’ont dit en grec. » Il est stupéfiant de découvrir à quel point les mythes sont universels et combien des philosophes ou des penseurs comme Euripide ou Platon ont compris l’être humain. Je lui dirais aussi que je suis tombée amoureuse du grec. C’est comme un amour entre deux personnes : on progresse par degrés de connaissance, ça demande des efforts et du dévouement, et si on commet l’erreur de le croire acquis on risque de le perdre.
La difficulté de l’apprentissage du grec est-elle une valeur en soi ?
Oui. Même si toutes les langues étrangères, ou toutes les disciplines, sont difficiles à apprendre. Apprendre est fatigant et il y a des ratages. J’ai souvent eu de très mauvaises notes ! Mais ça prépare aux joies et aux épreuves qu’on rencontrera dans la vie adulte. Mon livre n’est pas facile. Je l’ai voulu accessible à tous, mais pas facile. Je déteste la facilité comme valeur, la figure du « facilitateur ». En outre, les lycéens apprennent le grec durant l’adolescence, un des moments les plus compliqués de la vie.
Pourquoi et pour qui avez-vous écrit ce livre ?
J’ai fait des études de lettres classiques. J’ai continué à traduire le grec ancien pour des spectacles de théâtre d’Alessandro Baricco et je l’enseignais à des élèves. L’un d’entre eux m’a demandé : « Pourquoi les verbes grecs sont-ils si difficiles ? » Une question dont la réponse contient une grande partie de l’essence du grec, mais je n’en avais pas conscience. J’ai donc écrit un texte pour essayer de lui répondre. Et c’est devenu le premier chapitre du livre. Quand j’ai envoyé ce premier chapitre à un éditeur, j’ai écrit en note : « Ce n’est pas un sujet pour un best-seller. » Je ne savais pas vraiment ce que je voulais faire. Je savais en revanche ce que je ne voulais pas écrire : ni un livre académique ni un exercice de supériorité sur le thème « le grec est plus important que le latin, ou le chinois, ou l’arabe ». Je voulais seulement dire que le grec est beau, ce qui avait été oublié depuis un certain temps.
En quoi les verbes sont-ils l’essence du grec ?
Prenez l’aoriste. C’est un temps, ou un aspect, qui se réfère à la qualité d’une action sans la situer dans le passé, le présent ou le futur. Il ne dit pas « quand » (hier, aujourd’hui ou demain), mais « comment » (le résultat des actions). L’aoriste est le résultat de tous les présents qui ont été. J’y mets les grandes joies et les grandes douleurs de ma vie qui sont sans temps parce que je les porterai en moi toute ma vie. Il donne le sens du devenir. C’est pour cette prévalence du « comment » sur le « quand » que le futur n’existe pas en grec. Une action qui n’est pas encore advenue ne peut pas avoir de conséquences sur nous. Demain, je dois parler devant 700 personnes au parc de la Musique. Je peux être préoccupée pour demain mais je ne sais pas comment ça va se passer, comment je vais le vivre. Je ne saurai que demain soir ce que je suis devenue après cette conférence. L’optatif est en revanche un mode qui sert à penser, puis à exprimer nos désirs. C’était un moyen très précis de communiquer. En français ou en italien, je dirais au conditionnel : « Je voudrais faire l’écrivain toute ma vie. » Si je le disais avec l’optatif, vous comprendriez immédiatement l’engagement, la difficulté, la force de ma résolution
et tout ce que comporte la réalisation de ce désir. C’est aussi le temps des regrets, des désirs qui ne se réalisent pas : « Si seulement j’avais… » La Médée d’Euripide, ma tragédie préférée, commence par toute une série d’optatifs pour exprimer les désirs impossibles de Médée.
Le vocabulaire grec est-il plus précis que celui des langues latines modernes ?
Il est plus précis, mais aussi plus libre. Il est au service de l’homme. En français ou en italien, l’ordre des mots définit le sens d’une phrase. Pas en grec. Le choix de l’ordre des mots est libre. C’est un choix poétique qui dépend du style de l’auteur. Le grec a aussi, outre le singulier et le pluriel, le « duel », nombre qui s’applique à deux choses ou deux personnes. C’est un « deux » qui signifie que les deux ne font qu’un : une mère et un enfant dans son ventre, deux yeux qui regardent dans la même direction, deux mains qui jouent d’un instrument. Le duel n’est pas obligatoire, mais il existe pour dire quelque chose en plus.
Le grec est une langue muette puisque personne ne sait comment il était prononcé il y a 2 500 ans. Lire le grec n’est-il pas comme voir un film sans la bande-son ?
Oui, et il a le même charme qu’un film muet. Il y a des centaines de théories sur les prononciations possibles. Le mystère est toujours présent lorsqu’on étudie le grec. Le plus grand d’entre eux est Homère. Qui était-il ? Mystère. Cela ne m’empêche pas de continuer à m’émerveiller en lisant « L’Iliade » et « L’Odyssée ». Mais je donnerais tout pour entendre prononcer, même pas un mot, mais une seule lettre de l’alphabet grec comme il y a 2 500 ans.
L’alphabet n’est-il justement pas un barrage insurmontable pour les élèves ?
Non, il faut quelques semaines pour l’apprendre. C’est souvent par l’alphabet que les adolescents tombent amoureux du grec parce qu’ils sont obligés de l’écrire à la main, pas sur un clavier. C’est comme apprendre une seconde fois à écrire b+ a = ba, comme retourner au cours préparatoire. Pour eux, c’est une grande conquête. Ensuite, ça se complique avec l’arrivée des règles grammaticales, et c’est là que certains se perdent dans la difficulté. Objectivement, c’est un bel alphabet. On fait des jeux d’enfant, on écrit les prénoms modernes. C’est comme la musique : si on connaît un peu de solfège, on peut rapidement apprendre les notes sur un piano. Certes, on ne joue pas Beethoven pour autant.
Si vous deviez choisir deux mots du vocabulaire contemporain pour illustrer l’influence du grec dans les langues vivantes ?
Je choisis deux mots inventés après la disparition du monde hellénistique mais avec des racines grecques. Nostalgie, inventée au XVIIe siècle, et xénophobie, inventée au XIXe siècle. Platon ne les utilisait pas, mais la langue grecque continue à vivre dans de nouvelles paroles. Demain, je parlerai devant des élèves sur le thème des frontières. En grec, frontière se dit horizon. C’est aussi une belle parole
« Je suis tombée amoureuse du grec. C’est comme un amour entre deux personnes : on progresse par degrés de connaissance, ça demande des efforts. »