Bock-Côté : « Le conservatisme n’est pas une bulle idéologique »
Pour l’essayiste québécois, la défaite de François Fillon n’est pas celle du courant de pensée antimoderne.
Il y a quelques mois, la victoire de François Fillon à la primaire de la droite était interprétée non seulement comme une victoire politique, mais aussi idéologique. A travers lui, le renouveau conservateur de la pensée française visible depuis quelques années dans le monde des idées et des médias trouvait enfin sa traduction politique. L’effondrement de la candidature Fillon doit-il nous amener à conclure que tout cela n’était qu’une bulle idéologique ? Le retour du conservatisme est-il même responsable de la défaite du 23 avril ? On aurait tort, pourtant, de suivre cette piste, dans laquelle veulent s’engouffrer ceux pour qui le seul avenir désirable pour la droite serait d’en faire une gauche modérée avec des aptitudes comptables.
Car le renouveau conservateur de la pensée française n’avait rien d’artificiel. Il s’inscrit dans la mutation d’une démocratie de plus en plus étouffée par le progressisme médiatique obligatoire. C’est l’histoire du malaise conservateur de la droite française qui trouve ses origines au début des années 1970. Elle est connue : plus l’idéologie néo-soixante-huitarde est parvenue à imposer son hégémonie, plus le patriotisme, la volonté de transmission culturelle ou le désir de continuité civilisationnelle étaient moralement disqualifiés. Il fallait tout déconstruire pour fabriquer un individu absolument émancipé et libérer les minorités trop longtemps étouffées. Un antifascisme anachronique étendait son empire idéologique pour assimiler tout ce qui lui résistait à l’extrême droite. Même la droite gaulliste s’est soumise à cette injonction idéologique. On le sait, ce n’est pas sur son fonds de commerce d’origine, mais en s’appropriant ces thèmes laissés en déshérence, que le Front national est parvenu à quitter les marges pour s’imposer dans le jeu politique.
A quelques reprises, la droite a cherché à se délivrer de cette emprise. Chaque fois, la tentative a avorté. C’était le cas du début des années 1980 jusqu’à la première cohabitation. C’était le cas aussi lorsque Nicolas Sarkozy a prétendu rompre avec l’héritage de Mai 68. Chaque fois, on l’a accusée de céder à la lepénisation des esprits. Il suffisait que le Front national s’empare d’un thème pour qu’on le lui concède à jamais, comme s’il le marquait d’une empreinte indélébile. La droite se soumettait ainsi au politiquement correct, sans trop se rendre compte que les critères de respectabilité auxquels il fallait se plier devenaient de plus en plus contraignants d’une séquence politique à une autre. Il fallait donner de plus en plus de gages pour ne pas être suspecté de complaisance populiste. Le parcours d’un homme aussi talentueux qu’Alain Juppé sur une trentaine d’années incarne bien cette conversion progressiste revendiquée de la droite française.
C’est pour sortir de ce dispositif inhibiteur que la référence au conservatisme s’est imposée progressivement, ces dernières années, chez ceux qui voulaient rompre avec l’esprit de l’époque et l’idéologie dominante. Le mot avait une première vertu : rares étaient ceux qui le revendiquaient. On pouvait donc l’investir d’un sens nouveau, ce qui ne veut pas dire qu’il ne renvoyait pas à une tradition politique plus établie qu’on ne le croit en France, comme l’a récemment démontré Guillaume Perrault dans son essai « Conservateurs, soyez fiers ! » (Plon). Il avait même quelque chose d’interdit : se l’approprier, c’était marquer une transgression avec l’esprit de l’époque. Il représentait une brèche : avec ce terme, on cherchait à identifier l’angle mort de notre modernité Mathieu Bock-Côté Essayiste et universitaire. Dernier ouvrage paru : « Le nouveau régime. Essais sur les enjeux démocratiques actuels » (Boréal).
Il fallait tout déconstruire pour fabriquer un individu absolument émancipé et libérer les minorités trop longtemps étouffées.