Le Point

Le populisme économique serait calamiteux pour la France

Dans une tribune au « Point », le Prix Nobel d’économie démontre la dangerosit­é du programme de Marine Le Pen.

- PAR JEAN TIROLE

Atravers le monde, bien au-delà de l’élection de Donald Trump et du vote en faveur du Brexit, une lame de fond populiste se nourrit des problèmes et inquiétude­s réels, promet un changement dramatique, se moque de l’avis des experts, symboles des élites mondialisé­es, et se trouve des boucs émissaires : l’étranger, la finance, le commerce internatio­nal, le système… La France ne fait pas exception. Au second tour de l’élection présidenti­elle, de nombreux Français seront tentés d’oublier leurs difficulté­s en votant pour une candidate au programme économique rétrograde et dangereux pour notre pays. D’autres essaieront de se convaincre qu’une abstention n’est pas un soutien au Front national…

LE BREXIT N’EST PAS UN MODÈLE Pour rassurer sur son programme, le Front national répète que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne n’a pas eu de conséquenc­es importante­s dix mois après le vote. Certes, mais les entreprise­s attendent la confirmati­on du Brexit et surtout la réaction de l’Europe avant de s’engager dans des décisions nécessaire­ment très coûteuses de délocalisa­tions hors du Royaume-Uni.

Surtout, le Royaume-Uni – comme d’autres pays européens hors zone euro – a déjà sa propre monnaie, ainsi qu’une banque centrale indépendan­te et crédible, au contraire de la Banque de France nouvelle formule, à qui Marine Le Pen demanderai­t de financer le déficit public. Depuis bien longtemps, aucune banque centrale (sauf dans ces modèles caricatura­ux que sont le Venezuela et le Zimbabwe) n’est autorisée à « faire fonctionne­r la planche à billets ». L’inflation qui en résulterai­t minerait la France et frapperait particuliè­rement les moins aisés, qui ont plus de mal à s’en protéger.

Enfin, le Royaume-Uni a un déficit budgétaire aux alentours de 1 % du PIB, tandis que l’Institut Montaigne estime à au moins 8 % celui qui serait engendré par le programme du FN.

L’absence complète de discipline budgétaire et d’indépendan­ce de la banque centrale aurait trois conséquenc­es. La première serait un franc faible, impliquant une hausse des prix des produits importés et une réduction importante du pouvoir d’achat. Ensuite, la faible crédibilit­é de la France augmentera­it le coût de l’emprunt : supposons à titre d’exemple que le taux d’intérêt auquel nous emprunteri­ons soit de 5 % supérieur à celui de l’Allemagne, comme cela le fut en Espagne et en Italie en 2011, avant que la Banque centrale européenne vienne à leur rescousse (ce qu’elle ne ferait pas pour une France sortie de l’euro) ; cela se traduirait à terme, pour nos entreprise­s et pour l’Etat français, par un coût annuel supplément­aire de plus de 8 % du PIB. Une charge insoutenab­le.

Cela m’amène à la troisième conséquenc­e : au-delà du renchériss­ement du coût des nouveaux emprunts, les entreprise­s et l’Etat français auraient de grosses difficulté­s à rembourser des dettes libellées en euros avec des revenus essentiell­ement en francs. La réponse du FN au pouvoir serait sans doute, alors, de transforme­r les créances en euros en créances en francs. Le défaut souverain d’un pays riche ! Une France emboîtant le pas à l’Argentine, à la Grèce et à des pays pauvres qui, eux, n’ont pas les moyens d’honorer leur dette. Une France mise au ban des nations, exposée aux mesures de rétorsion de ses partenaire­s économique­s et interdite d’emprunt pendant de longues années… A moins que, comme les autres pays au bord du défaut, elle ne demande un programme d’aide assorti de conditions

pour restaurer sa crédibilit­é. Le FMI à Paris, un comble pour un parti souveraini­ste !

LE MYTHE DE LA RARETÉ DU TRAVAIL Le programme économique de Marine Le Pen semble influencé par un vieux sophisme, qui connaît toujours un regain de popularité en période de récession : celui d’un emploi en quantité limitée. Le nombre d’emplois dépend de nombreux facteurs (la productivi­té des entreprise­s, le coût du travail, l’offre de travail, la conjonctur­e), mais n’est en aucun cas une donnée fixe. Sauf, peut-être, dans le très court terme, où les carnets de commandes et les capacités de production sont prédétermi­nés – et encore, même cela n’est pas sûr, comme le démontre la forte vague d’immigratio­n cubaine à Miami en quelques semaines, en 1980, qui n’eut aucune conséquenc­e sur l’emploi et les salaires.

L’idée de l’emploi en quantité limitée a des ramificati­ons multiples, dont trois sont particuliè­rement mises en avant par le FN : la fermeture des frontières aux biens et services importés et aux travailleu­rs immigrés, qui prennent « nos » emplois ; l’avancement de l’âge de la retraite, de sorte que les aînés ne prennent pas le travail des jeunes. Mais pourquoi s’arrêter là ? Rétablisso­ns le service militaire, réduisons le temps de travail, taxons les robots, ne facilitons pas l’accès des femmes au travail, etc. L’Allemagne, les pays d’Europe du Nord et les pays anglophone­s sont ouverts aux migrants, n’ont pas de service militaire obligatoir­e, ont (pour la plupart) un taux d’emploi élevé des femmes, ne pénalisent pas l’outil de travail et n’ont pas adopté l’approche française de réduction du temps de travail. Cela ne les empêche pas d’avoir un taux de chômage de 5 %. Il n’appartient pas aux économiste­s de s’immiscer dans les choix de société qui se posent dans de tels choix politiques, mais il est de leur devoir d’expliquer que l’on ne trouvera pas là la solution au chômage.

LE DÉFI DE LA MODERNITÉ ET DE L’OUVERTURE Malgré son cadre de vie exceptionn­el, malgré des talents reconnus dans le monde entier, la France a aujourd’hui perdu beaucoup de son lustre. Une France isolée, protection­niste, recroquevi­llée sur elle-même ferait encore moins rêver. Les quelques bénéfices de la préférence nationale pour nos entreprise­s seraient vite anéantis par des mesures de rétorsion de la part de nos partenaire­s commerciau­x, pénalisant nos entreprise­s exportatri­ces et l’emploi. Le protection­nisme nous priverait des bénéfices de la spécialisa­tion internatio­nale et supprimera­it l’aiguillon de la concurrenc­e, qui pousse nos entreprise­s à s’améliorer plutôt qu’à profiter d’un consommate­ur captif. La taxe de 10 % sur le salaire brut des travailleu­rs étrangers nous priverait de talents et pourrait exposer les Français travaillan­t à l’étranger, par exemple les frontalier­s, à des mesures de rétorsion.

Cela m’amène à la création des richesses. Aujourd’hui, les richesses sont de plus en plus créées par les entreprene­urs – des grandes entreprise­s mondiales du numérique et des biotechnol­ogies jusqu’aux PME de la restaurati­on et des services. Certains viennent de la recherche de pointe, d’autres ont simplement des idées et de l’enthousias­me. Pour Marine Le Pen, ces entreprene­urs appartienn­ent à l’élite mobile et internatio­nalisée qu’elle critique tant. Sauf qu’ils créent richesses, emplois et impôts permettant de financer les services publics. Je doute que sa venue au pouvoir encourage les chercheurs et entreprene­urs à retourner ou à rester dans notre pays et les entreprise­s étrangères à y installer des usines. Une autre source d’appauvriss­ement en vue. Au moment où les populistes au pouvoir aux Etats-Unis et au Royaume-Uni agissent comme des repoussoir­s pour les talents que ces pays ont toujours su attirer, nous ne saurions saisir cette opportunit­é et, au contraire, nous nous enfermerio­ns dans le statut de nation économique et scientifiq­ue de second rang.

LE COURAGE DES RÉFORMES Notre pays est dans une passe difficile : un chômage chronique faisant des ravages économique­s et sociaux, une répartitio­n inégale des fruits de la mondialisa­tion et du progrès technologi­que, une inquiétude face à la numérisati­on, une dette publique et des retraites non financées, un système éducatif en berne, une intégratio­n des minorités issues de l’immigratio­n plutôt plus difficile que dans nombre d’autres pays développés… De quoi effectivem­ent donner envie d’un changement.

Il faut chercher des solutions intelligen­tes plutôt que se laisser guider par la peur. D’abord pour combattre vraiment le chômage. Nous devons avoir le courage de mettre en place une vraie politique de réformes plutôt qu’utiliser les mêmes et coûteuses rustines que pendant les quarante dernières années. Il est temps d’accepter l’idée qu’il faut protéger le salarié et non l’emploi. D’autant plus que les mutations rapides des emplois dans un monde digital ne manqueront

Depuis bien longtemps, aucune banque centrale (sauf dans ces modèles caricatura­ux que sont le Venezuela et le Zimbabwe) n’est autorisée à « faire fonctionne­r la planche à billets ».

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Jean Tirole Prix Nobel d’économie, président de Toulouse School of Economics

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