Le Point

Et l’Amérique découvrit la Grande Guerre

Les carnets du capitaine Butler firent le régal des tranchées en 14-18 : le premier roman graphique en temps de guerre est publié aujourd’hui.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

En 2015, « Compagnie K », de William March, redécouver­t par les éditions Gallmeiste­r, nous offrait le grand classique américain sur la Première Guerre mondiale, écrit en 1933. A l’occasion du centenaire de l’entrée en guerre des Etats-Unis, Albin Michel exhume cette fois un carnet de croquis, des dessins troussés au jour le jour par Alban Butler, l’aide de camp d’un des quatre généraux de la 1re division. Forme en apparence plus modeste, destinées à un bulletin d’informatio­n quotidien de la brigade, ces chroniques distribuée­s à la division rendent compte – avec un décalage humoristiq­ue annonçant Will Eisner (guerres de Corée et du Vietnam) et le George McManus de la famille Illico – de l’inexpérien­ce américaine devant cette guerre de tranchées, dans un pays exotique qui a pour nom la France.

Formation à la diable, hébergemen­t à la bonne franquette chez l’habitant, qualité médiocre des téléphones français, que compensent les plaisirs du pinard, adoption volontaire (poules, ânes) ou invo-

Sauve-qui-peut. « Bombardeme­nt nocturne » (mars 1918). « Le passage soudain d’un lit chaud à une tranchée humide instaurait une franche camaraderi­e entre les soldats de tous les rangs », commentait le capitaine Butler en marge de ses dessins. L’heure n’est pas à l’héroïsme.

lontaire (rats) d’animaux, bruit sinistre des tirs de mortier assimilé à une locomotive tombant du ciel, douceurs champêtres de la relève, capture amusée d’une sentinelle ennemie à qui on substitue un reçu (une mitrailleu­se, un fusil), avancée foudroyant­e qui oblige les canons à sauter par-dessus les barrières… Le talentueux Butler désamorce l’horreur et entretient le moral de ses compagnons de galère, qui s’ennuyaient parfois ferme. Son oeuvre eut d’ailleurs un tel succès que les divisions françaises voisines réclamèren­t aussi le bulletin. Malgré ce ton léger, Butler n’oublie pas de chroniquer les hauts faits de sa division, qui fut la première à livrer des combats, en mai 1918, à Cantigny, avant de bloquer les Allemands à Soissons, puis de contre-attaquer dans le saillant de Saint-Mihiel et en Argonne.

En filigrane, ses dessins abordent sur un mode primesauti­er la question de l’importance réelle des Américains dans cette guerre, minorée par les Alliés après 1918, majorée par les Etats-Unis eux-mêmes. Il est trop facile, comme Dominique Lormier le fait hâtivement (« Le mythe du sauveur américain », éditions Pierre de Taillac), de pointer l’engagement tardif – en mai 1918 – et limité des Américains. Suivons plutôt les conclusion­s de Bruno Cabanes, illustrées par des photos d’un réalisme saisissant (« Les Américains dans la Grande Guerre », Gallimard/Ministère de la Défense). Tout en reconnaiss­ant leur amateurism­e et leur désorganis­ation, redoutés par leurs alliés eux-mêmes, il souligne leur rôle dans la contre-offensive de l’été 1918. Libérant pour d’autres secteurs des troupes françaises et britanniqu­es, les Sammies assurèrent aussi un approvisio­nnement illimité en hommes – de 100 000 hommes ils passent à plus de 2 millions – qui découragea l’ennemi alle- mand et le persuada de signer l’armistice. Le rôle est donc aussi psychologi­que, sans parler du soutien financier. Citant un soldat français, Cabanes résume bien le sentiment de l’ennemi : « Le Kaiser doit maudire chaque jour un peu plus la découverte de Christophe Colomb. »

Siècle américain. Dans un autre ouvrage très complet, qui sort ces jours-ci, « Les Etats-Unis dans la Grande Guerre » (Tallandier), l’historienn­e Hélène Harter analyse aussi les répercussi­ons immenses du conflit dans son pays, qui se découvre soudain un ennemi extérieur : installati­on durable du conservati­sme sur le plan politique, arrêt de l’immigratio­n, mise en place de la Prohibitio­n, explosion des émeutes raciales et, last but not least, création d’une force militaire mondiale. Ce choc, on le retrouve exacerbé par le crayon du capitaine Butler : la Grande Guerre fut un vrai trauma pour les Etats-Unis, obligés de s’ouvrir au monde, qu’après 1917 ils allaient dominer. Le siècle américain aurait-il débuté sur un champ de bataille français ?

 ??  ?? La musique du canon. « Le chant de la marmite » (juin 1918). Des obus qui tombent du ciel comme des locomotive­s. « Cela commençait par une plainte distante, qui se transforma­it en formidable grondement, avant de se terminer par un hurlement strident,...
La musique du canon. « Le chant de la marmite » (juin 1918). Des obus qui tombent du ciel comme des locomotive­s. « Cela commençait par une plainte distante, qui se transforma­it en formidable grondement, avant de se terminer par un hurlement strident,...
 ??  ?? Chez l’habitant. « Le cantonneme­nt » (décembre 1917). « Pour les troupes américaine­s, c’était une expérience nouvelle que d’être logées parmi les habitants (…). Il y avait habituelle­ment une pièce pour un officier, de la place pour 40 hommes dans la...
Chez l’habitant. « Le cantonneme­nt » (décembre 1917). « Pour les troupes américaine­s, c’était une expérience nouvelle que d’être logées parmi les habitants (…). Il y avait habituelle­ment une pièce pour un officier, de la place pour 40 hommes dans la...
 ??  ?? Petit souvenir. « Attaque de jour » (juin 1918). « La sentinelle [allemande] (…) fut prise par surprise, assommée et tirée jusqu’au camp. A mi-parcours, les soldats se souvinrent qu’ils avaient oublié sa mitraillet­te, ils repartiren­t la chercher et...
Petit souvenir. « Attaque de jour » (juin 1918). « La sentinelle [allemande] (…) fut prise par surprise, assommée et tirée jusqu’au camp. A mi-parcours, les soldats se souvinrent qu’ils avaient oublié sa mitraillet­te, ils repartiren­t la chercher et...
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 ??  ?? « La Grande Guerre vue par les Américains. Carnet du Cpt. Alban Butler Jr. de la First Division. 1917-1919 », d’Alban Butler (Albin Michel, 270 p., 16 €).
« La Grande Guerre vue par les Américains. Carnet du Cpt. Alban Butler Jr. de la First Division. 1917-1919 », d’Alban Butler (Albin Michel, 270 p., 16 €).

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