Le Point

Supplément aux voyages du roi Zibeline

Jean-Christophe Rufin ressuscite l’aventurier Auguste Benjowski, philosophe devenu roi.

- PAR MARIE-FRANÇOISE LECLÈRE

Il y a tout juste vingt ans, un médecin engagé dans l’humanitair­e sans frontières, auteur de quelques essais remarqués, faisait une entrée fracassant­e sur la scène littéraire avec un roman historique somptueux, « L’Abyssin ». Il s’appelait Jean-Christophe Rufin et sa relation de l’épopée éthiopienn­e d’un certain Jean-Baptiste Poncet, ambassadeu­r du Négus auprès de Sa Majesté Louis XIV, émerveilla (prix Goncourt du premier roman, prix Méditerran­ée).

Aujourd’hui académicie­n, paré du surnom d’ « homme aux mille vies » , Jean-Christophe Rufin (64 ans) publie « Le tour du monde du roi Zibeline », où il renoue avec la veine historique dans laquelle il excelle – pour preuve, « Sauver Ispahan », « Rouge Brésil » (Prix Goncourt 2001) ou « Le grand Coeur », présenté comme les Mémoires de Jacques Coeur. Sous ce titre de livre pour enfants se cache un récit dans la manière du XVIIIe siècle, à mi-chemin entre le conte oriental et le conte philosophi­que. C’est Voltaire au Kamtchatka ou encore Diderot à Madagascar. On adore.

La première scène se passe à Philadelph­ie, chez Benjamin Franklin, en 1784. Torturé par les rhumatisme­s et les solliciteu­rs, l’illustre vieillard est de fort méchante humeur. Mais voici que se présente un couple venu de France, le comte Auguste Benjowski et son épouse, Aphanasie. Elle est belle et parfumée, lui se dit roi mais, ô surprise, il ne souhaite pas le rester, ils demandent de l’aide. De quoi éveiller l’intérêt d’un père fondateur acariâtre ! Plusieurs jours durant, à la façon de Shéhérazad­e, Auguste et Aphanasie vont, en alternance, dérouler le fil de leurs aventures. Un dispositif habile, qui permet à l’auteur d’instaurer une sorte de dialogue entre les époux et d’échapper à l’éventuelle monotonie d’un récit univoque.

Péripéties. Auguste est le fils d’un aristocrat­e hongrois, une brute qui l’a formé au métier des armes tandis qu’un précepteur français l’initiait subreptice­ment aux écrits séditieux des Lumières. Evidemment, le philosophe est découvert et chassé. En réponse, Auguste choisit la vie militaire. Il parcourt la Saxe, la Bohême, l’Autriche, la Pologne, enfin, où il découvre avec enthousias­me « la cause de la liberté » et « la haine de la tyrannie » , celle des Russes en l’occurrence. Encore quelques péripéties et il se retrouve au fin fond de la Sibérie, au Kamtchatka. Déporté !

Comment l’esprit viendra à la fille du gouverneur de la forteresse, l’exquise Aphanasie, comment elle aidera le prisonnier à s’échapper, comment ils prendront la mer et entameront un long périple à travers l’océan Pacifique et l’océan Indien, tous ces chapitres captivent. On songe aux grands navigateur­s, à James Cook ou à La Pérouse. Et ce n’est rien encore à côté de ce que suscitent les chapitres consacrés à Paris ou à l’expédition à Madagascar qu’Auguste finit par décrocher. Les autorités de l’île de France (l’actuelle île Maurice) ne voient là qu’une terre hostile, au mieux « une vaste réserve d’esclaves et de chair à canon » . Voltairien, Auguste désire apporter aux naturels les lumières de la science et du progrès. Pour cela, il veut fonder une colonie, un projet auquel Aphanasie, en bonne lectrice de Diderot et de son « Supplément au voyage de Bougainvil­le », est opposée. Mais elle aime. Elle encourage donc Auguste à se laisser couronner roi de Madagascar, sous le nom, choisi sans doute en souvenir de la Sibérie, de Zibeline. La suite sera sinistre.

Le plus beau de ce livre brillant, magistrale­ment mené, où l’on a croisé tant de thèmes chers à l’auteur, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, est qu’il est inspiré de faits réels. On rêve…

« Le tour du monde du roi Zibeline », de Jean-Christophe Rufin (Gallimard, 384 p., 20 €).

A mi-chemin entre le conte oriental et le conte philosophi­que, c’est Voltaire au Kamtchatka, Diderot à Madagascar.

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Magistral. L’académicie­n Jean-Christophe Rufin dans son chalet haut-savoyard, en mars.

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