La régression féconde est-elle jouable ?
La tentation de laisser le FN s’emparer du pouvoir pour mieux s’en vacciner est une utopie dangereuse.
L’autre « 1984 ». Celui du Sud possible a été décrit par Boualem Sansal dans « 2084. La fin du monde ». Un territoire halluciné d’islamisme, où la décapitation dans les stades est un spectacle ; le pèlerinage, le but d’une nation ; l’inquisition, le visage de la justice ; et la misère, une forme de martyre. La guerre y est sainte, pas la vie. Passons. En face ? Comment peut être le « 2084 » de l’Occident après la mort du communisme ? Territoire du non à l’universel, un « Brexit » face à l’humain, une rétraction après la conquête mondiale, un dépit après la mission « civilisatrice » ? Terres purifiées par l’enquête sur la souche, glorification de l’ADN, slogan blanc et hymne à la terre féodale, l’idéal de la récolte, le Moyen Age fortifié et des fortifications, le « jeanne-d’arcquisme » ? Le « 2084 » de l’Occident sera génétique ou ne sera pas, peut-être. Terreur là aussi. C’est une sorte d’utopisme par la peau comme drapeau, l’origine, le fichier, l’enfermement ; le maître mot sera la « protection ». Traduction soft du mot exclusion, auto-exclusion, enfermement, retrait, réclusion. On va y célébrer le retour, la racine donc, la décantation et la culture de soi selon soi.
La question, brutale, est donc celle-ci, pour le moment : que faire du Front national en France ? Qu’en faire puisqu’il est la moitié du pays ou son tiers électeur ? Le chasser par le « Front uni » ? L’exclure ? L’ignorer ? L’élire ou le contre-élire ? A trancher. La France électorale se divise en trois, selon Macron : ceux qui votent pour le FN, ceux qui votent contre et ceux qui ne veulent pas voter car pour eux le choix n’est pas possible. Passons. L’une des « solutions » molles au dilemme FN est une formule trouvée par certains : on le « laisse passer » pour l’acculer, le dénuder, l’offrir en pâture populaire et démontrer son incapacité à gouverner, à solutionner. Liquider une illusion, en somme, au prix d’un mandat. Possible ? En Algérie, cette formule a fait mode un moment durant les années 1990 avec l’émergence du parti islamiste ardent de cette époque : la régression féconde. Invention d’un sociologue algérien brillant. Comprendre : laisser venir, laisser élire et gouverner, et ainsi liquider un utopisme low cost et passer à la responsabilité et à la vraie politique.
En théorie, cela est tentant. Le FN, comme tous les radicalismes, est une régression tentante à cause de l’inflation du leadership. Faute d’avenir, c’est la chiromancie comme métier. On élit cette frange parce qu’elle parle bien et juste. Mais avec un seul mandat on comprendra, au bout du conte féerique, qu’il est impossible de voyager dans le temps dans le sens contraire de l’Histoire. L’avenir est pluriel et la souche est une chanson douce. Alors, au mandat suivant, on sera plus responsable et on cédera moins à la voix des illusions. Jouable ? Possible, mais catastrophique. Le propre des radicalismes au pouvoir est qu’ils retirent l’échelle qui les a vus escalader le mur des triomphes. Au pouvoir, la régression ne sera pas féconde mais puissante, forte, accélérée, avec des institutions et des leviers de commande. Elle s’installera et transformera le pays et ses opinions. Elle ne lâchera plus le pouvoir que dans le désastre. La régression féconde est une solution qui peut être coûteuse. Mais alors que faire ? Travailler au corps à corps : les radicaux ont l’art d’être précis dans le diagnostic, fermes dans le propos et francs dans la désignation du mal. Ils se distinguent dans le flou des autres familles politiques. Il faut comprendre pourquoi ils sont écoutés et en quoi ils sont sourds. Ne pas les ignorer mais les écouter sans jamais les suivre. C’est l’une des possibilités. L’autre est de dire qu’ils n’existent pas, qu’ils ne seront jamais élus et que l’Histoire est un happy end fatalement électoral
Le propre des radicalismes au pouvoir est qu’ils retirent l’échelle qui les a vus escalader le mur des triomphes.