Vous reprendrez bien un peu de bouc émissaire ?
On connaissait ce jeu de plaques tectoniques : d’un côté, l’économie de marché et l’Europe, de l’autre, le « socialisme dans un seul pays ». Mais après le séisme du premier tour, le paysage a drôlement changé. Le parti des « rabougristes » est sorti des marges. Nicolas Dupont-Aignan est désormais officiellement du côté lepéniste. Mais d’autres, bien d’autres, le seraient tout aussi ouvertement s’il ne restait pas une sérieuse traînée de soufre derrière la famille Le Pen. Que dire de Mélenchon, par exemple, qui est devenu étrangement discret ? Laurent Wauquiez, à droite, et Martine Aubry, à gauche, appellent, les lèvres tordues, à faire barrage à Le Pen mais ont un mal fou à articuler le nom d’Emmanuel Macron. Et c’est logique, d’ailleurs ! Des années à se servir de l’Europe comme bouc émissaire de nos erreurs et de nos lâchetés. Des années à accuser le monde entier de tous nos maux : les Chinois, les Allemands, les Polonais, tout le monde y passe ! Avec bien entendu pour le FN, mais pas seulement, les immigrés. Et sans oublier les « banquiers », défouloir classique, obsessionnel. Alors oui, mécaniquement, ces années de simplisme érigé en idéologie les poussent du côté de Le Pen, qui représente seule au second tour cette escroquerie intellectuelle du « c’est la faute aux autres ». Le 24 avril au matin, beaucoup de belles âmes se sont réveillées implicitement, souvent malgré elles, mais après tout tant pis pour elles, dans le camp philosophique de Le Pen. De grands bavards se sont faits taiseux. D’autres parlent mais se tortillent. Les fariboles racornistes ont certes été propagées par des politiques dont c’est la conviction ou le fonds de commerce, quelques intellectuels peu au fait des sujets économiques et européens, et par quelques radioévangélistes ayant trouvé là un gimmick bien commode. Mais grand bien leur fasse ! La principale responsabilité de cet accablant entre-deux-tours revient plutôt à ceux qui n’adhéraient pas à cette logorrhée antilibérale et antieuropéenne, et qui l’ont laissée se propager sans jamais la contredire. Cette couardise quasi généralisée – François Fillon et quelques autres faisant notablement exception – se paie aujourd’hui très cher. Songeons à la rareté de cette scène chez Whirlpool au cours de laquelle Macron a osé dire à des ouvriers – et en face – que la promesse d’un sauvetage par l’Etat était un mensonge. Deux semaines pour rattraper des décennies de chamanisme et de lâcheté économique, c’est court. Car la tragédie, dans cette affaire, s’est nouée bien en amont. Combien de fois a-t-on entendu un politique objecter à Marine Le Pen lorsqu’elle parle de dumping que la Commission de Bruxelles défend l’Europe sur ce sujet avec beaucoup plus d’efficacité – car son pouvoir dissuasif est supérieur – que ne le peut aucun pays isolément ? Les résultats sont d’ailleurs là pour le prouver : la zone euro dégage un large excédent commercial. C’est le reste de la planète qui pourrait se plaindre… D’ailleurs, il le fait, en la personne de Donald Trump, que tout le petit monde antilibéral arrosait de son dégoût alors qu’il prospérait en réalité sur une pensée souvent proche de la sienne. Dans la même veine, on a peu entendu rappeler, en dehors, par exemple, de l’excellent Raphaël Enthoven, que l’on ne connaît dans l’Histoire aucune démocratie qui n’ait pas été aussi une économie de marché. Aucune. « Ah oui, mais et l’ultralibéralisme, alors ? », s’entend-on répliquer… Qui ose encore utiliser ce mot pour la France ? Nous sommes chaque année en lice pour la première place européenne à la fois en ce qui concerne les prélèvements obligatoires et les dépenses publiques ! Difficile de trouver moins libéral que la France dans tout le monde industrialisé… La gauche, après son acceptation honteuse de l’économie de marché en 1983, mais aussi dans une large mesure la droite, malgré la tentative de Fillon, ont leur part de responsabilité dans cette situation. Cette dernière aura un rôle majeur à jouer ces prochaines années, et ce quel que soit le résultat des législatives : maintenir le centre de gravité du pays à l’écart du « populisme économique » que dénonce Jean Tirole
(voir p. 52). Car, s’il est finalement élu – et le fait que l’on n’en soit pas totalement certain en dit long sur la profondeur du problème –, Emmanuel Macron n’aura pas le droit à l’échec
Des années à se servir de l’Europe comme bouc émissaire de nos erreurs et de nos lâchetés. Des années à accuser le monde entier de tous nos maux : les Chinois, les Allemands, les Polonais, tout le monde y passe !