La danseuse et le Minotaure
Le musée Picasso rebat les cartes du mystère Olga Khokhlova. La Russe a-t-elle vraiment « émasculé » le maître ?
Abien des égards, elle représente la part maudite de l’oeuvre de Picasso. Olga Khokhlova (18911955), la première épouse du peintre, aurait réussi à émasculer le Minotaure. Comment ? En instillant plusieurs années durant un climat de néoclassicisme mondain qui aurait affadi temporairement une révolution en marche. La magnifique exposition que lui consacre le musée Picasso rebat les cartes et redresse une image. Oui, Picasso rencontre en 1917 à Rome, lors de la préparation de « Parade » avec Cocteau et Diaghilev, une danseuse des Ballets russes âgée de 26 ans. Oui, jetant son passé bohème aux orties, et le souvenir proche de Fernande Olivier, il s’unit à elle le 12 juillet 1918 en l’église orthodoxe de la rue Daru – les témoins sont Apollinaire, Max Jacob et Cocteau. « Une Russe, on l’épouse » , l’avait averti Diaghilev. Oui, il s’installe bientôt avec elle dans un appartement bourgeois de la rue La Boétie, au moment où le peintre des « Demoiselles d’Avignon » rouvre son dialogue pictural avec Ingres, ce dont porte témoignage le fameux « Portrait d’Olga dans un fauteuil ». Oui, ce sera sa période cravate et gratin, avec fêtes de société à Dinard, Biarritz ou Monte-Carlo et bals rue Masseran, dans l’hôtel d’Etienne de Beaumont. Oui, le châtelain de Boisgeloup engagera nurse, cuisinier et chauffeur. Oui, il sacrifiera à une certaine mode néo-antique que l’on trouve à la même époque dans les oeuvres de ses amis Stravinsky et Cocteau, qui précisément faisaient avec lui la mode. Mais pourquoi un Espagnol n’aurait-il pu vivre comme Scott Fitzgerald ?
D’autant que, à détailler le dossier sur des cimaises, le procès en révision aboutit à un non-lieu. Si Picasso multiplie de 1918 à 1925 les variations sur un seul être, c’est pour chanter sa muse Olga en des hymnes polymorphes. Un Picasso néoclassique ? Non, plutôt une façon déjà de se revisiter en une sorte d’automusée où l’on trouve des crayonnés ingresques, certes, mais aussi des explosions cubistes. Et un retour des arlequins et pierrots, réminiscences des périodes bleue et rose, à la naissance en 1921 de leur fils Paul, époque d’une carnavalisation jubilatoire de sa peinture. Il faudrait plutôt voir comment Olga instilla dans la vie de Picasso une douceur inquiète, une apparente idylle domestique qui recouvrait un bal des vampires. S’il avait aimé la saisir en esquisses suspendues, comme pour faire crédit au mouvement matissien de la danse qu’elle incarnait, Picasso la figea bientôt dans une apparente sagesse. L’oiseau de feu devient une épouse au col de fourrure. Le sacre du printemps aboutit aux chenets de l’automne. Au fil de 140 oeuvres où apparaît le nom d’Olga, le peintre multiplie les portraits de son épouse assise comme une danseuse blessée : Olga au châle, Olga cousant, Olga au piano, Olga lisant. Surtout Olga lisant.
Cherchez la femme. Mais que lisait-elle ? Une malle ouverte récemment apporte une réponse, un Rosebud. On y trouve des chaussons de danse, des tutus, un crucifix, des éphémérides. Mais surtout une correspondance de 600 lettres entretenue par Olga avec sa famille restée en Union soviétique, ses parents, sa soeur et ses deux frères, pris dans le maelström des exterminations rouges, disparaissant les uns après les autres. « Nous sommes ici dans une île ensorcelée, isolée des nôtres » , lui écrivait sa soeur Nina. Tourmentée jusqu’au silence, Olga la Parisienne chercha l’entremise de Gertrude Stein et de diverses ambassades pour faire passer de l’argent aux siens, en espérant l’octroi de visas de sortie. Mais Olga ne revit jamais les siens.
Picasso avait épousé une danseuse. Il devint le consignateur d’un spleen. Si Dora Maar sera la femme qui pleure, Olga est celle qui s’afflige. Il la montre pensive, languide, l’altération par le chagrin préludant à celle qu’inflige le temps. Ses fusains d’inquiétude adoucie scandent l’élégie à une tristesse. Vases, consoles, tapis, ces fétiches d’un cadre bourgeois ne sont peut-être que des leurres, la projection consolatrice d’un calme domestique qui ne pouvait durer. Car le diable danseur allait se réveiller. En 1927, un Picasso soûlé d’hyménée rencontre la jeune Marie-Thérèse Walter. Jusqu’à sa séparation d’avec Olga, effective en 1935, officialisée en 1940 par un simple