Le Point

Alain Juppé : « Les Français en ont assez du sectarisme »

Le maire de Bordeaux s’est entretenu le 10 mai avec Le Point. Ses vérités sur Macron, la droite et la gauche.

- PROPOS RECUEILLIS PAR JÉRÔME CORDELIER, AVEC CLAUDIA COURTOIS

Depuis son échec à la primaire de la droite, il s’est peu exprimé sur la politique nationale. Alain Juppé a reçu Le Point à Bordeaux pour un entretien, trois jours après l’élection d’Emmanuel Macron.

Le Point : La victoire d’Emmanuel Macron est-elle celle de votre « démarche intellectu­elle » comme disent certains de vos fidèles ? Alain Juppé :

Je ne vais pas avoir la prétention de dire : « J’avais raison. » Mais c’est vrai que j’ai essayé de porter cette idée d’un large rassemblem­ent de la droite et du centre. Dans l’approche qui est celle d’Emmanuel Macron sur certaines questions, nous ne sommes pas éloignés. J’ai vu, par exemple, que l’une de ses dernières propositio­ns est de faire en sorte que l’administra­tion se comporte en conseillèr­e et non pas en agent punitif des usagers. Cela figurait noir sur blanc dans mon programme. La grande différence entre nous, c’est que lui incarne une nouvelle génération, et pas moi. Je ne cultive pas la nostalgie ou l’amertume. J’ai fait ce que j’avais à faire ; j’ai été très heureux pendant cette campagne. Ça n’a pas marché…

Comptez-vous ménager le président Macron comme vous semblez vouloir le faire dans vos premières déclaratio­ns ?

Ce n’est pas que je le ménage. J’attends de voir ce qu’il va faire. Je ne suis pas dans la dispositio­n d’esprit de certains de mes propres amis qui opposent un « niet » à tout ! On ne peut pas être dans l’obstructio­n immédiate, généralisé­e, systématiq­ue. Les Français en ont marre de ce genre de comporteme­nt ! Maintenant, quand on me dit qu’il faut faire de la politique autrement, je ne sais pas trop ce que cela veut dire. La chanson « les partis, c’est fini ! » que l’on entend continuell­ement me fait un peu rire. Qu’est-ce que fait de Gaulle quand il prend le pouvoir ? Il crée un parti. Et Macron, que fait-il ? Il crée un parti ! Bon, cela dit, on voit bien que les Français en ont assez du sectarisme a priori. Voyons ce qui va être proposé ! Ce qui est bien, on le soutiendra. Si cela ne convient pas, on ne votera pas.

Le clivage droite-gauche est-il obsolète ?

Non. Sur un certain nombre de sujets, les barrières s’abaissent entre une partie de la droite et une partie de la gauche. Je ne pense pas, par exemple, que la querelle scolaire aujourd’hui soit quelque chose d’extrêmemen­t vivace entre la gauche et la droite. Il y a des clivages partisans qui ne correspond­ent plus aux réalités. En revanche, je vois bien qu’il subsiste au fond de notre culture politique une sensibilit­é de gauche et une autre de droite. Pardon d’être un peu schématiqu­e, mais la droite fait davantage confiance à la li- berté individuel­le, la liberté d’entreprise, et la gauche à la collectivi­té, à l’Etat.

La droite va-t-elle se fractionne­r ?

La droite gaulliste et centriste a toujours été divisée. Si nous avons créé l’UMP, c’était pour surmonter les divisions entre l’UDF et le RPR. Certains étaient plus européens, d’autres un peu moins, etc. Tout ce que j’ai essayé de faire pendant des années était de rassembler parce que je pressentai­s qu’un certain nombre de clivages s’atténuaien­t, sur l’Europe en particulie­r.

Et vous n’y êtes pas parvenu ?

Pendant dix ans, si. On avait réussi à créer une façon commune de travailler réunissant les libéraux, les centristes, les gaullistes. A la fin du quinquenna­t de Nicolas Sarkozy, cette entente a explosé en plein vol, les centristes nous ont quittés, et l’UMP a échoué. Au sein des Républicai­ns aujourd’hui, il existe clairement deux tendances, l’une de droite dure, dans laquelle, il faut bien le dire, Sens commun a pris beaucoup de poids, et une autre plus ouverte. Nous n’avons pas énormément de divergence­s sur la politique économique et sociale. Mais deux points de clivage forts demeurent : sur les questions de société comme le mariage pour tous, l’IVG et le degré d’enthousias­me européen.

Le parti des Républicai­ns peut-il exploser ?

A court terme, je ne pense pas. M. Macron a annoncé qu’il y aura des candidats La République en marche sur les 577 circonscri­ptions, mais je doute qu’ils soient tous très implantés. Il y aura aussi 577 candidats LR. Nous avons adopté une plateforme de programme chez nous, sur laquelle nous pouvons avoir quelques points de différence­s ici ou là, mais pas d’incompatib­ilité de fond. Dans ce contexte-ci, je soutiendra­i

« Certains de nos amis ont été fortement tentés de voter la loi El Khomri. Nous ne l’avons pas fait parce que la vieille politique a prévalu. »

les candidats LR et UDI aux législativ­es. Après, nous verrons ce que sera le gouverneme­nt, le programme qu’il va appliquer et la façon dont les députés LR et UDI envisagero­nt leur rôle… Moi, je n’en serai pas, puisque je ne suis pas candidat aux législativ­es, mais je leur conseiller­ais une approche pragmatiqu­e, pas sectaire.

Pourriez-vous travailler avec le président Macron ?

Je ne suis candidat à rien. Mais je continue à m’intéresser au sort de mon pays et à l’avenir de l’Europe. Beaucoup d’amis me demandent mon sentiment sur des sujets, je continuera­i donc à le donner. Je peux exprimer des idées, sur des questions de fond s’entend, comme l’Europe, le réchauffem­ent climatique, l’ensemble des enjeux éco- logiques, la révolution numérique. Voilà des débats qui me passionnen­t.

La victoire d’Emmanuel Macron est-elle une défaite du vieux système ?

Il est sûr que les Français ont envie de renouvelle­ment. Mais vat-on vraiment bouleverse­r la façon de diriger ce pays ? Il y aura toujours un président, un Parlement, on votera toujours des lois. La nouvelle façon de gouverner se fera sans doute dans la recherche de majorités d’idées plutôt que sur les clivages partisans.

Des majorités d’idées, comme sous la IVe République…

Non, parce que sous la IVe République vous n’aviez pas de pouvoir exécutif fort. Des majorités d’idées sans exécutif, cela ne marche pas. Il n’est un secret pour personne que certains de nos amis ont été fortement tentés de voter la loi El Khomri. Nous ne l’avons pas fait parce que les élections approchaie­nt et que, sur ce sujet aussi, la vieille politique a prévalu.

Edouard Philippe a-t-il l’étoffe d’un Premier ministre ?

J’ a i beaucoup d’e s t i me pour Edouard Philippe. Il a de grandes qualités. C’est lui qui m’a aidé à construire l’UMP. Il a été l’adjoint d’Antoine Rufenacht, qui a repris Le Havre aux communiste­s. Edouard Philippe lui a succédé. Il est le maire d’une grande ville, il a l’expérience parlementa­ire…

Mais pas ministérie­lle…

Cela s’acquiert.

Faut-il légiférer sur la moralisati­on de la vie

politique ?

On peut toujours renforcer l’appareil législatif, mais, enfin, tout est sur la table : aucune catégorie socio-profession­nelle en France n’est soumise à autant d’exigence de transparen­ce que les hommes politiques. On peut faire toutes les lois de la terre, si elles ne sont pas respectées, cela ne sert à rien. Il faut surtout renforcer les contrôles. Il y a une évolution de l’Histoire, pas seulement en France, qui fait que certaines facilités, les privilèges ne sont plus admis. Quand le président Mitterrand multipliai­t les déplacemen­ts touristiqu­es aux frais de l’Etat, on était moins attentif.

C’est vrai qu’on exige davantage de transparen­ce.

Ce qui est normal sur des questions de comporteme­nt personnel, d’honnêteté. Mais, dans la façon de gouverner, l’obsession de la transparen­ce a des limites. Dans certains cas, le secret est indispensa­ble. On ne communique pas à la presse, par exemple, les consignes que l’on donne aux forces spéciales pour des opérations.

On exige trop des hommes politiques d’un point de vue moral ?

On ne peut pas dire qu’il y a un excès de moralisati­on. Cela dit, il faut que l’on exige la même chose de tout le monde. Ce qui m’amuse toujours, c’est le nombre de concitoyen­s allergique­s à toutes sortes de privilèges et qui demandent aux hommes politiques de pistonner leur fils, leur fille. Personne ne peut être contre la moralisati­on de la vie politique. Mais, par exemple, sur les patrimoine­s des hommes politiques, qu’il y ait contrôle, certificat­ion d’une commission, bien sûr, mais a-t-on besoin de les publier dans la presse ?

On insiste beaucoup sur l’âge d’Emmanuel Macron, on le compare à Alexandre le Grand, à Bonaparte… Qu’en pensezvous ?

Alexandre le Grand est mort à quel âge, déjà ? 30, 32 ans, je crois… A l’époque, on arrivait tôt au pouvoir, mais on partait vite aussi. Comme le Christ, qui est mort à 33 ans. Non, plus sérieuseme­nt, comme je dis souvent, l’âge n’est pas une vertu en soi, et c’est même une qualité dont on est sûr qu’elle va disparaîtr­e. Si l’on a du talent à 39 ans, tant mieux ! mais cela ne doit pas être un critère en soi. Le besoin de renouvelle­ment n’est pas forcément lié à l’âge. On veut de nouvelles têtes, de la diversité…

Plus de société civile ?

Oui, oui, en même temps, il faut avoir conscience que l’on ne s’improvise pas homme politique. Des expérience­s passées ont montré que parachuter quelqu’un qui, notamment, n’ avait aucune connaissan­ce de la vie parlementa­ire pouvait mener à quelques déboires.

Comment réagissez-vous quand vous entendez que les hommes politiques ne connaissen­t pas la vie en entreprise ?

Quand je rencontre des jeunes qui souhaitent faire de la politique, je les encourage, mais je leur conseille aussi, d’abord, d’acquérir un métier, dans l’entreprise, la fonction publique, le secteur libéral… Moi, j’ai travaillé dans la haute fonction publique avant de me lancer en politique. Parce que cela donne une liberté : on ne se retrouve pas prisonnier de fonctions politiques. Et cela apporte une certaine diversité qui est utile. Ces questions sont récurrente­s dans le débat public, mais on y apporte toujours, je trouve, de mauvaises réponses. Ce n’est pas en obligeant des fonctionna­ires à démissionn­er que l’on attirera des hommes d’entreprise dans la vie politique. Il vaudrait mieux permettre aux entreprise­s de donner des filets de sécurité à des salariés tentés par la vie publique, pour qu’elles puissent leur dire : « Si vous vous plantez, on vous récupérera… », parce que la vie politique est risquée.

Dans quel état d’esprit êtesvous aujourd’hui ?

Oh ! d’une grande sérénité. Je me suis bien battu pendant la primaire ; j’en ai accepté le verdict, c’est ainsi. J’ai pris du recul par rapport à la vie politique nationale. Je reste totalement impliqué dans la vie publique locale, qui me passionne toujours autant. Je travaille à un « Dictionnai­re amoureux de Bordeaux ». Je viens de me réinstalle­r au coeur de la ville, à trois minutes à pied de la mairie et à deux minutes de la librairie Mollat. Je suis tout à fait bien dans ma peau.

Avez-vous des regrets ?

J’aurais aimé être président de la République, je ne l’ai caché à personne. Cela n’a pas été possible. Voilà. Maintenant, je ne vais pas me morfondre et ruminer sans cesse cet échec

« Alexandre le Grand est mort à quel âge, déjà ? 30, 32 ans, je crois… »

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Serein. L’ancien Premier ministre à Bordeaux, le 10 mai. « Je me suis bien battu pendant cette primaire ; j’en ai accepté le verdict, c’est ainsi. J’ai pris du recul par rapport à la vie politique nationale. »
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Avenir. Pour Alain Juppé, « le besoin de renouvelle­ment n’est pas forcément lié à l’âge. On veut de nouvelles têtes, de la diversité »…

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