Claire Voisin, la boss des maths !
Consécration. Cette triple médaillée du CNRS vient de décrocher le prestigieux prix Shaw.
Dos tourné à la salle, Claire Voisin aligne des formules mathématiques au kilomètre sur le tableau noir. La main gauche dans la poche arrière de son jean, elle fait voler la craie tout en marmonnant une langue que seuls les initiés – et ils sont rares – peuvent comprendre. Dans la salle, les auditeurs du Collège de France écoutent religieusement cette petite bonne femme dont la coupe de cheveux rappelle la Jeanne d’Arc de Luc Besson. Depuis cette année, Claire Voisin est la première femme mathématicienne à occuper une chaire au Collège de France, en l’occurrence celle qui est consacrée à la géométrie algébrique.
Elle vient de recevoir une des récompenses les plus prestigieuses des mathématiques, le prix Shaw, du nom de Run Run Shaw, magnat hongkongais des médias. Récompense : 1 million de dollars, qu’elle partagera avec son colauréat, le mathématicien Janos Kollar, de Princeton. Il y a quelques mois, Claire Voisin décrochait la médaille d’or du CNRS (la quatrième femme depuis 1954). N’en jetez plus, la coupe est pleine ! Même elle est gênée par tant d’honneurs : « Je suis un peu effarée par l’accumulation de récompenses cette année. Ce prix présente cependant une grande différence avec les autres : il est richement doté et, pour prendre l’expression au pied de la lettre, il est plus
facile pour moi de le prendre pour argent comptant. Ainsi, j’ai un peu moins tendance à penser que je le dois à mon état de femme, sachant qu’il est de mise actuellement de promouvoir les femmes. Je ne suis pas très intéressée par l’argent, mais je suis contente de pouvoir aider mes enfants à s’installer. »
Si, à l’évidence, elle n’est pas très à l’aise dans l’enseignement, résoudre des équations impossibles, ça, elle adore ! S’immerger dans des conjectures improbables lui apporte une jouissance incontrôlable. Sa spécialité est la topologie des variétés projectives et kählériennes. C’est la meilleure spécialiste mondiale de la conjecture de William Hodge, qualifiée d’un des « sept problèmes du millénaire » . Pour elle, les mathématiques ne sont que « beauté » et « vérité supérieure » . Ne cherchez pas à en savoir davantage. La géométrie algébrique est une discipline hors de portée du commun des mortels. Grosso modo, elle consiste à traduire les formes géométriques en opérations et équations algébriques. Et inversement. Elle parle de syzygie, ou encore de cohomologie. « C’est un domaine où le vocabulaire peut sembler extraterrestre, même pour des mathématiciens. Je dois faire preuve d’une grande pédagogie pour expliquer mes travaux », s’amuse-t-elle.
En revanche, gardez-vous de demander à Claire Voisin quelles sont les applications de ses travaux dans la vie de tous les jours. Elle pourrait bien vous jeter un regard dédaigneux, car, en fait, il n’y en a pas vraiment. En tout cas, ce n’est pas sa préoccupation. « Cela ne m’em- barrasse aucunement. Pour moi, il y a une collectivité de mathématiciens, elle-même contenue dans une collectivité de chercheurs, et cela illustre parfaitement l’expression “il faut de tout pour faire un monde”. » La question « à quoi cela sert-il ? » ne doit pas être posée de façon ponctuelle. La mathématicienne avoue que son cerveau est très souvent branché sur l’au-delà mathématique. Quand elle dort, quand elle déjeune, quand elle fait ses courses, ses neurones jonglent sans cesse avec les formules algébriques. Il ne faudrait pas pour autant la croire inhumaine – n’a-t-elle pas pris le temps, et le plaisir, de faire cinq enfants (quatre filles) ?
Sommets algébriques. Son époux, Jean-Michel Coron, est, lui aussi, membre de l’Académie des sciences. « Avoir des enfants et toutes sortes de devoirs vis-à-vis d’eux a été une source d’équilibre pour moi », confie-t-elle. La musique et la poésie sont deux de ses passions. « J’aime beaucoup la musique baroque, que je trouve extraordinairement apaisante et équilibrée sur le plan esthétique et humain. Bach, Telemann, Purcell. J’aime aussi beaucoup certains morceaux “modernes” de Debussy, Ravel et Poulenc. Mes goûts littéraires sont des plus éclectiques. En dehors des grands auteurs français comme Balzac, mes deux livres favoris sont sans doute « La faim », de Knut Hamsun, et « La conscience de Zeno », d’Italo Svevo, peut-être aussi certains grands classiques de la littérature russe. »
Claire Voisin est elle-même issue d’une famille nombreuse. Née à Saint-Leu-la-Forêt en 1962, elle
S’immerger dans des conjectures improbables lui apporte une jouissance incontrôlable.