Emmanuel Vasseneix, le « Steve Jobs du lait »
Innovant. A la tête de la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel, dans le Loiret, Emmanuel Vasseneix révolutionne le secteur ainsi que celui des jus de fruits.
Bonjour. Bonjour. Bonjour. Bonjour. Bonjour. Bonjour. Bonj ou r. Bo n j o u r. Bo n j o u r. Bonjour. Si sympathique que soit ce mot, nous allons nous arrêter là, à dix « bonjour » . Pas Emmanuel Vasseneix. Par souci d’honnêteté, nous devons reconnaître que nous n’avons pas compté le nombre de fois où cet entrepreneur du Loiret a lâché ce salut. Peut-être trente ? Plutôt cinquante ? Pourtant, dès le début de notre rencontre, nous avions été avertis par Emmanuel Vasseneix lui-même. Il nous avait expliqué détester par-dessus tout qu’on ne dise pas bonjour. Message reçu dans le rang de ses salariés. Jamais auparavant nous n’avions vécu une rencontre – quatre heures – entrecoupée de tant de salutations. Qui plus est dans une usine. D’habitude, la tournée d’un patron suscite plutôt le silence ou de discrets hochements de tête.
Si nous nous sommes rendus à Saint-Denis-de-l’Hôtel, dans le Loiret, village de 2 500 habitants, à une heure trente du sud de Paris, c’est parce que nous a été soufflée une information renversante. Dans ce petit coin de France se cacherait le « Steve Jobs du lait ». Il est français et s’appelle Emmanuel Vasseneix. La comparaison paraît sans doute un brin excessive, tant un iPhone cultive peu de ressemblances avec une machine à traire. Qu’est-ce qu’un industriel du lait pourrait bien avoir en commun avec le fondateur d’Apple ? Eh bien, il se trouve qu’à 52 ans, et dans son domaine, Emmanuel Vasseneix a décidé de révolutionner son industrie. Il innove techniquement et commercialement en lançant de nouveaux produits et en inventant des concepts inédits. Exemple : c’est lui qui fournit, discrètement, L a Ma rq u e d u co n s o mmateur-« C’est qui le patron ? ». Le concept : vendre un lait qui rémunère au juste prix son producteur (voir ci-dessous). Enorme succès dans les linéaires…
L’année passée, la Laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel (LSDH) a écoulé, toutes catégories confondues, 1 100 milliards de produits. Elle affiche un chiffre d’affaires de 770 millions d’euros, dans le lait mais pas seulement : le groupe vend des jus de fruits, des boissons énergisantes, et même, depuis quelques années, des salades. L’homme est inconnu du grand public, tout comme son entreprise, car il ne possède pas de
marque en propre. En revanche, peu de grands noms échappent à ses tentacules. Il fournit la quasi-totalité de la grande distribution (Carrefour, Système U, Monoprix…), des centaines de restaurateurs et quantité d’industriels comme Danone, Joker ou Teisseire.
Pour délivrer en temps et en heure ses milliers d’hectolitres de liquides de toutes les couleurs, Vasseneix a mis au point un outil industriel diablement performant, bien loin de l’image d’Epinal de la laitière et de son antique pot de lait. Il a investi 200 millions d’euros au cours de ces dix dernières années dans son usine-laiterie et va débloquer encore 150 millions les trois prochaines années. Quant à sa machinerie logistique, elle est adaptée à chaque enseigne cliente. Cette organisation lui a permis d’accroître le nombre de références qui sortent de ses lignes de production à près de 1 300. Il propose des déclinaisons de lait en veux-tu en voilà : le lait, toujours 100 % français, peut être « sans OGM », « enrichi en oméga-3 », « aromatisé au chocolat », issu de vaches « alimentées hors pâturages » ou « nourries avec un fourrage local », etc.
« Gagne-petit ». Il y a huit ans, LSDH a également codéveloppé une bouteille en PET (polyéthylène téréphtalate) sans opercule d’aluminium : c’est plus léger (28 grammes pour une bouteille d’un litre), plus personnalisable, et cela offre une barrière totale à la lumière. Cette trouvaille est venue chatouiller les mollets du géant Tetra Pak, puisque cette technologie est désormais employée dans 40 % des emballages français, d’après le journal Les Echos. Toujours à l’affût d’idées de génie, LSDH a investi dans deux start-up : BTC Concept, qui propose des bouteilles encapsulables, et Combagroup, qui promet de réussir à faire pousser des salades sous serre et sans pesticides avec dix fois moins d’eau. Emmanuel Vasseneix est réputé discret, mais sa laiterie hightech ne passe pas inaperçue. Les investisseurs chinois l’inondent régulièrement d’offres de rachat, le principal embouteilleur européen (un Allemand) a aussi lorgné cette entreprise de taille intermédiaire (ETI), et que dire des géants français, qui ont tout tenté pour lui mettre la main dessus – peutêtre pour mieux le tuer…
Mais les menaces extérieures, Emmanuel Vasseneix connaît. Sa famille en a même fait une sorte de catalyseur. Un point s’impose, car nous sommes face à une histoire atypiqued’ héritage entrepren eu rial. Avant Emmanuel Vasseneix, il y a eu André. Et, avant André, il y avait Roger. C’est en 1947 que ce dernier, ébéniste, décide avec son frère de se reconvertir en reprenant la Laiterie de Saint-Denis-L’Hôtel (fondée en 1909) et ses 13 salariés. Il produit du lait, du fromage, de la crème.
Les affaires sont prospères. Son fils André le rejoint à l’atelier, qui prend de plus en plus des allures d’usine. En 1972, lors de son départ en retraite, Roger se voit contraint de vendre 93 % du capital à Celia, la société qui fabrique le célèbre fromage Chaussée aux moines. La mort dans l’âme, mais les droits de succession sont trop lourds à porter… Seule – maigre – consolation, son fils André conserve les manettes opérationnelles. Un sacré défi l’attend : il doit s’adapter à la Politique agricole commune européenne, cette PAC qui a incité les agriculteurs du Centre et du Loiret à abandonner l’élevage pour se concentrer sur les céréales, bien plus rentables. Cela oblige la LSDH à étendre son territoire de collecte du lait et à multiplier les contrats. Autre coup dur un peu plus tard, en 1984, avec l’entrée en vigueur des quotas laitiers. « Nous avions le choix entre mourir, partir ou agir » , résume Emmanuel Vasseneix.
André décide alors d’« agir » en se lançant dans l’embouteillage d’autres liquides : soupes, jus de fruits… Pas bête. La diversification réussit. En 1992, Emmanuel Vasseneix, diplômé d’une école de laiterie, qui a fait ses armes chez Danone et Triballat Noyal, se voit
La vache ! Elle trône à l’entrée de LSDH, symbolisant le centenaire de l’usine. LSDH fournit la quasi-totalité de la grande distribution, des centaines de restaurateurs et des industriels comme Danone, Joker ou Teisseire.
proposer de rejoindre l’entreprise, avec l’idée de reprendre les commandes dix ans plus tard, le temps de se former. Le plan n’incluait pas une prise de contrôle capitalistique du groupe… « Mais, en 1996, l’entreprise a été mise en vente. On est allés en Belgique, en Angleterre, en Italie pour voir qui pouvait être intéressé par la boîte. Des offres de misère. Avec mon père, on s’est rendu compte qu’on était la clé, car nous détenions le management. » Les Vasseneix hypothèquent tous leurs biens, sollicitent leurs amis pour des prêts personnels de plusieurs millions de francs et partent ensuite convaincre les banques. L’opération bouclée, ils montent à 50 % dans le capital. « Grosso modo, j’ai racheté mon job. » Toute la famille, traumatisée par l’expérience du grand-père, entre au capital. Depuis 2007, elle est l’actionnaire unique de LSDH ; Emmanuel Vasseneix, son frère Christophe (directeur industriel du groupe) et sa soeur Christelle (directrice administrative) possèdent 88 % de l’entreprise, et leur père, 12 %. Ensemble, ils se sont lancés dans une marche rapide d’acquisitions (Jus de fruits d’Alsace, Les Crudettes, L’Abeille…), et la maison a grossi, grossi, jusqu’à diluer son métier d’origine dans les boissons rafraîchissantes et les salades. C’est ainsi que cette drôle de laiterie se retrouve leader du conditionnement des laitues et autres chicorées, tout comme de l’embouteillage des jus (orange, pomme, bouleau…). Dans ces secteurs, elle ne cesse de gagner du terrain, alors que le marché reste stable.
En prenant de la bouteille, LSDH a surtout réduit son exposition au risque : la société n’a plus à garder les yeux rivés sur le bouillonnant cours du lait ou à craindre un retrait intempestif des rayons.
Fasciné par le parcours et la personnalité d’Antoine Riboud, l’historique patron de Danone, Emmanuel Vasseneix rêve tout haut du jour où sa LSDH régnera sans partage sur les nouvelles boissons végétales (les fameuses cures détox), qui constituent jusqu’à présent un marché de niche.
« Nous, on est des centimiers, on est des gagne-petit » , souligne