Stanislas Dehaene : « Bien avant de parler, le bébé a des intuitions mathématiques »
Il a fallu attendre les progrès des neurosciences cognitives pour démontrer que la méthode globale ne fonctionne pas. Y a-t-il d’autres erreurs dans nos façons d’enseigner que l’on peut scientifiquement dénoncer ?
Stanislas Dehaene : Tout notre enseignement est fondé sur l’idée qu’il existe des phases de développement de l’enfant sur lesquelles devrait se calquer un calendrier des apprentissages : pas de lecture possible avant 6 ans, par exemple. Or on s’aperçoit avec les neurosciences cognitives qu’il faut complètement réviser ces phases et que, contrairement à ce que l’on pensait, le bébé est déjà extraordinairement compétent. Bien avant de parler, il a des intuitions mathématiques, une connaissance de soi et des autres, et, à 1 an – peut-être même avant –, il sait déjà qu’il ne sait pas, il est, autrement dit, déjà doué de métacognition, ce qui est fondamental dans l’apprentissage. Son cerveau agit comme un petit scientifique : il formule des hypothèses, les teste, les corrige. Les compétences existent donc beaucoup plus tôt qu’on le pensait et un enfant peut apprendre à lire sans difficultés particulières, c’est certain, bien avant 6 ans. Faut-il en conclure qu’il convient forcément d’apprendre à lire beaucoup plus tôt ? C’est une autre question.
Quelles autres erreurs avons-nous commises ?
On a longtemps cru que le sommeil était une phase de récupération pour le cerveau. Or on découvre aujourd’hui qu’il est au contraire très actif durant la nuit, qu’il rejoue en accéléré tous les épisodes de la journée ; c’est une découverte fondamentale pour l’enseignement. On sait surtout maintenant que la pédagogie active fonctionne beaucoup mieux que la pédagogie passive, que le cerveau doit être engagé, motivé et actif pour apprendre. Le cours magistral, l’enseignant parlant seul face à une classe passive, cela ne marche pas. C’est donc toute la pédagogie de l’école, et en particulier de l’école française, qu’il faut revoir.
Mais faut-il savoir comment fonctionne le cerveau d’un enfant pour être un bon enseignant ?
Rappelons que certaines de ces découvertes ont été anticipées par des enseignants. Maria Montessori, par exemple, avec un siècle d’avance, a fondé sa méthode sur ce que nous démontrons aujourd’hui. Je crois cependant que le corpus de connaissances que nous sommes en train de constituer doit faire partie de la formation de l’enseignant ; on ne peut plus s’en passer. Je milite depuis longtemps pour qu’il soit intégré aux concours. Ce n’est pas encore le cas, mais le train est en marche : nous sommes sur le point de passer d’une politique éducative liée au monde politique à une politique éducative liée au monde scientifique.
Le risque n’est-il pas d’uniformiser l’enseignement, de négliger les différences de personnalité, de contexte familial et culturel ?
D’abord, les neurosciences cognitives ne se limitent pas à ouvrir la « boîte noire » du cerveau. Certes, on s’aide de l’imagerie cérébrale, mais ce qu’on analyse c’est avant tout le comportement de l’enfant. Il y a en effet des enfants qui vont plus vite que d’autres, mais il y a surtout, c’est aujourd’hui évident, des politiques éducatives beaucoup plus efficaces que d’autres. Le pouvoir de l’éducation est immense, et, ce que nous révèlent aujourd’hui ces avancées scientifiques, c’est qu’avec une politique éducative efficace il n’existe pas d’enfant qui ne puisse pas apprendre à lire ni atteindre un certain niveau de mathématiques. Il me semble que c’est une bonne nouvelle