Le Point

Littératur­e : Chamoiseau contre l’« esprit desséché »

« Le Point » s’associe au Marathon des mots (du 22 au 25 juin). L’écrivain martiniqua­is y est mis à l’honneur.

- PAR VALÉRIE MARIN LA MESLÉE

Le Point : Vous publiez « Frères migrants », un texte sur l’indifféren­ce du monde aux migrants, qui s’achève par un manifeste poétique. Mais que peut la poésie ? Patrick Chamoiseau :

N’étant pas poète, je fais une distinctio­n entre la poésie et le poétique, c’est-à-dire une vision du monde. Comme Edouard Glissant, j’accorde une importance très grande à l’humain, dans ce qu’il a de plus poétique, justement, c’est-à-dire la bienveilla­nce, la solidarité, l’amitié. Ces notions sont abîmées par des événements relevant de la barbarie. Alors, que peut le poétique ? Réactiver dans les imaginaire­s un certain nombre de ces petites lucioles dont parlait Pasolini, comme les gestes de solidarité, sur le terrain, des femmes d’action que je cite dans « Frères migrants ». Ces trois amies à l’origine de ce livre ont fait appel à quelqu’un qui ne peut qu’écrire, considéran­t que la vision poétique des choses nous est nécessaire parce que de nature à réveiller les espérances. Vivre en contact avec l’autre dans notre monde relié est plus difficile. Mais nous ne pouvons plus nous refermer, car nous n’habitons plus une culture, un pays. La scène s’est élargie à la planète.

Vous soulignez l’impact du choc esthétique sur les conscience­s de la photo du petit Aylan. L’image est-elle plus forte que les mots ?

Dans notre civilisati­on, l’essentiel de la connexion passe par les images. Cela ne trouble pas pour autant l’activité littéraire, poétique, artistique, car le langage littéraire déclenche dans les sensibilit­és des images et des saveurs nouvelles en monopolisa­nt la totalité de la perception. Même si cela n’a pas l’impact immédiat de l’image, ceux qui sont touchés par le langage poétique, le verbe littéraire, par sa foudre, le sont, je pense, de manière profonde et déterminan­te. Un bon livre, un bon poème peuvent considérab­lement changer la dynamique de toute une vie. J’ai d’ailleurs écrit ce texte pour qu’il soit dit sur un rythme déclamatoi­re, m’imaginant dans une assemblée de poètes, d’êtres humains révoltés ou indignés et qui se mettent à prononcer une parole. J’aimerais que tous les artistes s’en emparent et produisent des stimulatio­ns esthétique­s précieuses pour changer les imaginaire­s, c’est-à-dire pour trouver des solutions là où apparemmen­t il n’y en a pas. Les artistes sont importants pour la santé de la démocratie. Ils permettent de ne pas s’en tenir à l’esprit desséché, rivé sur la consommati­on et le pouvoir d’achat. De renouveler la générosité

« Frères migrants » (Seuil, 144 p., 12 €). Et aussi son très beau dernier roman, « La matière de l’absence » (Seuil, 372 p., 21 €).

« J’aimerais que tous les artistes produisent des stimulatio­ns esthétique­s précieuses pour changer les imaginaire­s, c’est-à-dire pour trouver des solutions là où apparemmen­t il n’y en a pas. » Patrick Chamoiseau

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Prisme. Patrick Chamoiseau, ou une vision poétique du monde.

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