Les leçons économiques de l’affaire Grégory
Les dernières révélations sur le drame de Lépanges-sur-Vologne mettent en exergue le rôle fondamental de la jalousie sociale.
D ans
« Essai sur la jalousie. L’enfer proustien » (PUF), Nicolas Grimaldi analyse en détail les délires obsessionnels et hallucinatoires liés à cette psychopathologie qui parcourt toute « La recherche… ». Sortant du champ strictement amoureux, il relève par ailleurs que seuls trois ou quatre personnages de l’oeuvre échappent totalement à l’envie et au ressentiment. Les modestes pavillons de Lépanges-sur-Vologne n’ont pas grand-chose à voir avec les hôtels particuliers du faubourg Saint-Germain, Murielle Bolle a peu de traits communs avec la duchesse de Guermantes et Bernard Laroche encore moins avec le baron de Charlus. Et pourtant, à lire les journaux et à écouter les enquêteurs, il semble bien que la jalousie ait constitué le principal motif du meurtre, il y a trente-trois ans, du petit Grégory. Le père, Jean-Marie, avait été promu contremaître ; lui et sa femme, Christine, possédaient deux voitures ; ils s’étaient acheté peu de temps avant le drame un canapé en cuir. Une relative aisance matérielle qui avait valu au couple d’être surnommé « les Giscard » par le reste de la famille. C’est peut-être aussi pour cette raison – parce que tous les Français ont été personnellement confrontés à cette jalousie sociale et financière, soit qu’ils l’aient ressentie eux-mêmes, soit, à l’inverse, qu’ils en aient été l’objet, et donc qu’ils connaissent la violence émotionnelle que ce sentiment peut engendrer et les haines familiales qu’elle peut susciter – qu’ils se passionnent pour l’affaire Grégory. Elle leur parle très concrètement.
De nombreuses études en économie comportementale ont permis de valider la « théorie de l’écart », avancée dans les années 1970 par l’universitaire américain Richard Easterlin, selon laquelle les comparaisons jouent un rôle décisif dans le sentiment de bien-être économique d’un individu. Dans son excellent « L’économie du bonheur » (Seuil), que les gendarmes des Vosges liraient avec profit, Claudia Senik rappelle les résultats d’une enquête consacrée à la satisfaction salariale réalisée en 2009 en France auprès de 3 000 salariés du privé et de 3 000 salariés du public. D’abord, une écrasante majorité – les trois quarts – des personnes interrogées déclaraient comparer leur rémunération à celles d’autres personnes. Plus précisément, 50 % des salariés du privé disaient comparer leur salaire à ceux de collègues exerçant la même profession (contre 54 % dans la fonction publique), 46 % à des membres de leur famille (contre 59 %), 45 % à ceux d’amis (contre 49 %) et 24 % à ceux de camarades d’études (contre 29 %).
Le problème est que de la comparaison naît fréquemment la jalousie et que de la jalousie naît souvent la violence, qui se manifeste lors d’expériences conduites chez des singes capucins. Lorsque, pour une même tâche – comme ramasser un caillou et le tendre à travers une grille à l’expérimentateur –, un singe
« Ce n’est pas tout de réussir dans la vie, encore faut-il que vos amis échouent », disait Sacha Guitry.
reçoit une récompense alimentaire moins bonne que son voisin (un morceau de concombre plutôt qu’un grain de raisin), il la refuse et se met à secouer les parois de sa cage avec fureur.
Les hommes se montrent eux-mêmes naturellement très sensibles aux comparaisons sur les récompenses que constituent leurs salaires. C’est ainsi que, dans un test, on a proposé aux sujets de choisir entre deux emplois. Dans le premier, le A, « votre revenu annuel s’établit à 50 000 euros et vos collègues en gagnent 25 000 » ; dans le second, le B, « votre revenu annuel s’élève à 100 000 euros et vos collègues en gagnent 200 000 » . Eh bien, en majorité les gens ont choisi l’option A – leur position relative par rapport aux autres – plutôt que l’option B – leur niveau de vie en tant que tel. Ce qui procure du bonheur, c’est moins de bien gagner sa vie que de mieux gagner sa vie que ses proches. Sacha Guitry avait résumé à sa façon ce grand principe au coeur des relations sociales. « Ce n’est pas tout de réussir dans la vie, encore faut-il que vos amis échouent. »
La jalousie peut même aller jusqu’à balayer toute rationalité économique et conduire les individus à faire des choix contraires à leurs propres intérêts, comme le montre l’expérience célèbre en économie comportementale dite du « jeu de l’ultimatum » : on donne une certaine somme (500 euros) à une personne (M. X), qui doit ensuite la partager, comme elle le souhaite, avec une autre personne (M. Y). Si cette dernière refuse l’offre de partage, aucun des deux participants ne touche le moindre argent. Un comportement rationnel voudrait que M. Y accepte n’importe quelle offre de partage puisqu’il est forcément gagnant. Ce n’est pas du tout ce qui est observé. Il arrive très souvent que M. Y refuse le partage parce qu’il le juge inéquitable et s’estime floué. Il préfère renoncer à son propre gain (par exemple 200 euros) plutôt que de voir M. X empocher une somme plus importante que lui, en l’occurrence 300 euros.
Largement vérifiée sur le plan individuel, il semble bien que la jalousie sociale, économique et financière s’applique également au niveau collectif, par exemple dans l’appréciation, positive ou négative, satisfaite ou insatisfaite, que les habitants d’un pays portent sur leur niveau de vie et son évolution. A cet égard, les mauvaises performances enregistrées depuis dix ans par l’économie française en comparaison de celles de l’Allemagne – le fait que le PIB par tête a progressé moins vite en France qu’outre-Rhin – ne sont sans doute pas totalement étrangères à la frustration haineuse éprouvée par les Français et à leur ressentiment, qui s’est manifesté avec force lors des dernières élections vis-à-vis des partis politiques traditionnels qui ont gouverné tour à tour le pays. Comme dans « La recherche... », comme il y a plus de trente ans au fin fond des Vosges, la jalousie et l’envie ont aussi joué un rôle important dans la victoire d’Emmanuel Macron