Henry Laurens : « Un conflit géopolitique majeur »
Dessous des cartes. Le choc entre l’Arabie saoudite et l’Iran est bien plus qu’une querelle entre sunnites et chiites. Le grand historien en décrypte les ressorts et les conséquences pour la région et l’Occident.
Le Point : Jusqu’à présent, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran se cantonnait à la guerre au Yémen. Mais, avec la mise au ban du Qatar par Riyad, il prend une tournure régionale. Pourquoi ? Henry Laurens :
Il ne s’agit pas simplement d’une querelle d’ego entre sunnites (les Saoudiens) et chiites (les Iraniens), mais d’un conflit géopolitique majeur. L’Iran recherche à tout prix l’accès à la Méditerranée. Ces deux derniers siècles, le pays a toujours été battu militairement. Il a été envahi à trois reprises en un siècle : pendant la Première et la Seconde Guerre mondiale, puis lors de la guerre Iran-Irak. Et pour un coût humain majeur. Il cherche donc à constituer une « ceinture de sécurité » destinée à protéger le coeur du pays en déplaçant les lieux du conflit. Son soutien, ancien, au Hezbollah, au Liban, était le premier maillon de cet arc chiite. La raison de son alliance au régime de Bachar el-Assad en Syrie est beaucoup moins une prétendue « solidarité » entre chiites qu’une ambition géographique. Avec le contrôle d’une bonne part de l’Irak et de la Syrie et son influence majeure au Liban, l’Iran dispose désormais de ce bouclier.
Quel est son but ?
C’est tout simplement vital pour la protection du pays. De plus, ceux qui sont au pouvoir à Téhéran ont participé à la révolution de 1979. L’hégémonie régionale leur paraît comme une reviviscence du moment révolutionnaire. Mais justement cette hégémonie suscite la réaction de l’Arabie saoudite et de ses alliés. Une nouvelle fois, le royaume saoudien se sent encerclé, comme à l’époque des monarchies hachémites d’Irak et de Jordanie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ou celle de l’Egypte nassérienne et la guerre du Yémen des années 1960.
Le conflit avec l’Arabie saoudite peut-il dégénérer ?
La région est extrêmement militarisée. L’Iran dispose de plusieurs centaines de milliers d’hommes, mais n’a pas de matériel militaire de très haute technologie. L’Iran a accepté de cesser sa quête nucléaire parce qu’il n’était pas loin de disposer de la bombe. C’est la position dite « sous le seuil » qui permet de respecter les engagements de non-prolifération tout en étant à six mois d’avoir la bombe et donc de disposer d’un potentiel de dissuasion. La négociation sur le nucléaire était fondée sur des ambiguïtés volontaires. Pour Téhéran, le non-dit était : « Vous ne fabriquez pas votre bombe et nous reconnaissons votre statut de grande puissance régionale. » Pour les Etats-Unis d’Obama, Israël et l’Arabie saoudite devaient se satisfaire de cette situation avec l’assurance d’avoir des livraisons importantes de matériel de guerre américain en guise de réassurance. Le problème, c’est que les généraux iraniens n’ont pas pu s’empêcher de montrer leur puissance. L’un d’eux a même pavoisé dans les médias en disant que l’Iran avait pris plusieurs capitales arabes : Sanaa, Damas, Beyrouth et Bagdad… C’est une provocation vis-à-vis de Riyad.
A l’inverse des Iraniens, les Saoudiens ont accès à la technologie militaire dernier cri, mais ne peuvent envoyer des dizaines de milliers d’hommes au sol. Au Yémen, l’Arabie saoudite et ses alliés « apprennent » à faire la guerre. Mais, malgré l’horreur de ce conflit,
cette coalition reste « mesurée ». Avec leur armement, les Saoudiens auraient les moyens de raser le pays. Or, malgré de nombreux dégâts collatéraux, ils n’ont pas adopté la politique de la terre brûlée.
Comment comprendre les mesures de rétorsion de l’Arabie saoudite et de ses alliés à l’encontre du Qatar ?
On assiste clairement à un changement de style radical de l’Arabie saoudite. Pendant longtemps, les Saoudiens se contentaient d’une posture diplomatique passive. Pour justifier certaines de leurs positions pro-occidentales, ils expliquaient aux pays arabes qu’ils y étaient contraints par les pressions américaines. Même chose à l’inverse. Quand certains des choix saoudiens ne correspondaient pas à la ligne américaine, ils expliquaient aux Etats-Unis qu’ils ne pouvaient pas faire autre chose que de suivre les pays arabes. Aujourd’hui, ils assument pleinement le conflit avec le Qatar et avec l’Iran.
Pourquoi ?
D’abord, parce que les Etats-Unis ne sont plus le gendarme de la région et que la nature a horreur du vide. Ensuite, parce que le retour de l’Iran chiite sur la scène diplomatique internationale est un vrai sujet de préoccupation pour les Saoudiens, qui se voient comme les leaders du monde sunnite dans la région. Ils exigent donc du Qatar, sunnite lui aussi, qui entretient une politique conciliante avec l’Iran, qu’il choisisse son camp. A une nuance, toutefois : entre le Qatar et l’Arabie saoudite, il s’agit d’une rivalité ancienne.
Quand celle-ci a-t-elle commencé ?
Même s’il est conscient de sa place beaucoup plus modeste, le Qatar ne reconnaît pas le leadership de l’Arabie saoudite dans la région. Ce n’est pas simplement un émirat rebelle. Il joue sa propre carte avec des moyens financiers considérables, ce qui gêne la stratégie politique saoudienne. La ligne de fracture est ancienne et s’est accentuée. Au point que les Saoudiens voient le Qatar comme un rival.
Pourquoi ?
A la fin des années 1950-1960, quand Nasser en Egypte s’attaque aux Frères musulmans, de nombreux militants de l’organisation s’exilent en Arabie saoudite, où ils sont bien accueillis. Les Saoudiens ont besoin de cadres. Un exemple : la famille de Tariq Ramadan est ainsi accueillie en Arabie saoudite. Les Frères musulmans apportent beaucoup au wahhabisme, notamment parce qu’ils sont beaucoup plus « modernes ». Il faut attendre la fin des années 1980 pour que les contradictions émergent. Le wahhabisme
« Avec le contrôle d’une bonne part de l’Irak et de la Syrie et son influence majeure au Liban, l’Iran dispose désormais d’un bouclier. »
justifie un pouvoir royal autoritaire, en cela il se pose comme « apolitique ». En revanche, les Frères musulmans, s’ils ne sont pas de grands démocrates, ont néanmoins une vision politique du pouvoir. Lors de la crise de 1990-1991, ils se rallient à Saddam Hussein parce que c’est le sens des opinions publiques arabes. Ensuite, des Saoudiens proches des Frères contestent, dans les années 1990, la légitimité de la monarchie saoudienne. Pour les monarchies du Golfe, ils deviennent des ennemis dangereux parce qu’ils veulent une forme de participation de la société au pouvoir. En Jordanie, la monarchie hachémite à accepté ce jeu : lors des différents épisodes électoraux, les Frères sont alternativement des adversaires ou des alliés de la monarchie. Pour la dynastie saoudienne ou pour les Emirats arabes unis, l’idée même d’une participation de la société au pouvoir est intolérable.
Au même moment, le Qatar se sent pousser des ailes, s’ouvre au monde et se montre très conciliant avec les Frères musulmans. Cela fait partie de son « soft power ».
De quelle manière ?
La mesure la plus spectaculaire, c’est la création de la chaîne Al Jazeera, qui donne la parole à tout le monde. Avec cette télévision qui utilise les techniques les plus modernes, les régimes autoritaires – l’Irak, l’Egypte, etc., ainsi que l’Arabie saoudite – perdent le monopole de l’information. C’est la fin de l’information monocolore. Tout le monde a droit à la parole et l’information, à défaut d’être toujours fiable, est pluraliste. Les Frères musulmans et leurs alliés comme le Hamas continuent à trouver refuge au Qatar, à une condition, qu’ils respectent : ils peuvent critiquer tout le monde, sauf l’émir et le Qatar. Après les printemps arabes, le Qatar devient ouvertement pro-Morsi en Egypte ou pro-Ennahdha en Tunisie et aide financièrement ces Etats. Ce qui, pour l’Arabie saoudite, est inacceptable. Elle voit cette stratégie comme une déstabilisation majeure. Il faut aussi noter le renouvellement politique à Riyad et à Doha, qui joue un rôle dans la crise. Le jeune émir Al-Thani du Qatar est face au nouveau roi saoudien Salman. Aucun des deux ne veut montrer de faiblesse.
Avec l’Arabie saoudite, plusieurs autres Etats du Golfe ainsi que l’Egypte ont rompu leurs relations avec le Qatar. Pourquoi ?
L’Egypte a besoin de l’Arabie saoudite pour sa survie. Et le Qatar a beaucoup aidé les Frères musulmans quand ils étaient au pouvoir, avant d’en être chassés par Sissi. Bahreïn est très dépendant de Riyad et redoute aussi l’ouverture politique. A Bahreïn, dire du bien du Qatar peut conduire à la prison ! Mais d’autres Etats jouent une carte plus discrète. Oman, par exemple, se veut un Etat moderne (sauf sur le plan politique) et tente de jouer les médiateurs. Du fait de sa proximité avec l’Iran, le Koweït est, lui, très prudent. Le Qatar n’est pas totalement isolé. Sitôt les mesures saoudiennes connues, les Turcs ont pris position en faveur du Qatar et organisé une sorte de pont aérien pour continuer à l’approvisionner. Ce dernier est donc dans une situation difficile, mais il a suffisamment d’alliés pour éviter le pire.
Pourquoi la Turquie entre-t-elle dans le jeu ?
C’est important pour son économie (ses entreprises sont très présentes à Doha). Mais c’est aussi une façon pour Ankara de montrer son influence dans la région, même si les choses sont compliquées pour elle en Irak et en Syrie. Erdogan prend la défense du Qatar, car il est lui aussi le protecteur des Frères musulmans. Lorsque ceux-ci ont pris le pouvoir en Egypte et en Tunisie, il a joué au grand frère expérimenté. Aujourd’hui, cette stratégie est animée par ses problèmes d’ego, mais aussi par son souci immédiat : il ne sait plus comment tenir sa frontière sud-est et son armée a été décapitée dans la foulée du putsch de l’été 2016. Son aviation manque de pilotes. Plus les difficultés s’accumulent, plus son comportement devient erratique. Il n’est plus un partenaire tout à fait fiable de l’Otan. Il se trouve condamné à être un
« Sitôt les mesures saoudiennes connues, les Turcs ont pris position en faveur du Qatar et organisé une sorte de pont aérien pour l’approvisionner. »
spectateur passif dans la reconquête de Mossoul et de Raqqa alors qu’il voudrait avoir son mot à dire.
Le Liban peut-il devenir un nouveau volcan ?
Personne ne le souhaite. Il y a comme un équilibre de la terreur et trop d’intérêts économiques en jeu. Bouger les lignes serait suicidaire. Je résume. Les Etats-Unis soutiennent l’armée libanaise. Or celle-ci est sous la coupe du Hezbollah, sous influence iranienne. L’Etat libanais vit des aides saoudiennes et les chrétiens sont divisés en deux camps. Avec cette conséquence : les Etats-Unis ferment les yeux sur ce que fait le Hezbollah au Liban malgré les protestations israéliennes. Et tout le monde s’en accommode. Même Daech a plutôt – jusque-là – épargné le Liban, alors que tout le monde redoutait l’extension du conflit syrien.
Comment analyser les sorties de Donald Trump, qui soutient ouvertement l’Arabie saoudite ?
Le président américain a oublié que 10 000 soldats américains sont stationnés au Qatar et que le Centcom, le centre de commandement de l’armée américaine, est à Doha. Le triangle qatarien est en effet assez simple à dessiner. Il s’appuie sur le Centcom, le gaz et les Frères musulmans. C’est pour cette raison qu’après les propos de Donald Trump l’administration américaine et le Pentagone ont tempéré la position prosaoudienne de Donald Trump. Maintenant le Qatar annonce des achats massifs de matériel de guerre américain.
Quelle politique les Américains mènent-ils dans la région ?
En fait, depuis le 11 septembre 2001, personne n’en sait rien. Nous avons eu Bush, le guerrier revanchard. Puis Obama, le « scandinave ». Nous avons maintenant un Trump erratique. Depuis quinze ans, il n’y a plus de politique américaine lisible. Les EtatsUnis ne jouent plus le rôle de régulateur de la région. Le jeu est donc plus ouvert que jamais, c’est pour cela que l’Iran se sent pousser des ailes…Trump ne comprend pas grand-chose à la région. Il voit l’Arabie saoudite comme un fournisseur et lui dit ce qu’elle veut entendre. Il considère les Iraniens comme des méchants, sans réfléchir davantage. Derrière, ses diplomates ne savent pas quoi faire. Autour de Trump, les militaires connaissent particulièrement bien le terrain. Ils ont été en Afghanistan ou en Irak. Avec ce souci : certains veulent prendre leur revanche. D’autres sont traumatisés par les défaites de Bush et veulent tenir les Etats-Unis le plus loin possible de ce brasier.
L’Europe peut-elle jouer un rôle ?
C’est un partenaire commercial important pour tout le monde. Dès que l’Arabie saoudite se fâche avec les Etats-Unis, Riyad se tourne vers l’Europe et y fait son marché. Pour le plus grand bénéfice de notre balance commerciale. Plus habilement, le Qatar a joué une stratégie d’investissement sur le Vieux Continent avec plus de 400 milliards d’euros d’actifs dans l’économie. L’Iran fait aussi miroiter à l’Europe des contrats lucratifs. Mais il n’y a pas de volonté d’aller plus loin. L’Occident ne souhaite plus s’impliquer dans la région.
Pourquoi ?
Autrefois, le Yémen aurait constitué un sujet majeur pour l’Onu. Aujourd’hui, nous nous contentons d’envoyer quelques ONG. On le voit en Syrie et en Irak : après l’Afghanistan et l’Irak, les Etats occidentaux ont compris qu’ils n’ont plus les moyens d’occuper un territoire. Leur nouveau modèle militaire est ce que j’appelle une « guérilla high-tech » : renseignements, drones, actions de forces spéciales, appui au feu de milices alliées. Après le « shock and awe » de 2003 (choc et stupeur), c’est aujourd’hui le « hit and run » (frapper et courir)