Le Point

L’affaire Caravage

Flou artistique. Si, pour l’expert Eric Turquin, le tableau découvert dans un grenier près de Toulouse est un Caravage, tous les caravagist­es ne sont pas de son avis. Enquête.

- PAR ANDRÉ TRENTIN

Il virevolte du haut de son mètre cinquante, plaisante, s’enflamme. Me Eric Turquin, 65 ans, l’un des trois ou quatre grands experts en tableaux anciens de Paris, a eu le coup de coeur de sa vie. Il en est convaincu, le tableau biblique représenta­nt Judith décapitant le général assyrien Holopherne devant la servante Abra est un Caravage. Pour protéger « son » chef-d’oeuvre, il a même aménagé quelque part dans Paris une chambre forte avec code et reconnaiss­ance faciale. Découvert en avril 2014 dans le grenier d’une maison des environs de Toulouse, ce tableau ne passionne pas seulement Turquin. Le ministère de la Culture l’a déclaré le 25 mars 2016 « trésor national », ce qui signifie qu’il ne peut durant trente mois – jusqu’à novembre 2018 – être vendu à l’étranger. Depuis, secret-défense. Les enjeux, il est vrai, sont énormes. Les tableaux du maître milanais sont rares et si celui de Toulouse était authentifi­é, il vaudrait entre 100 et 120 millions d’euros. On n’en est pas là…

« Nous avons trouvé un Cara

vage » : Eric Turquin se souvient de son coup de téléphone au Louvre en juin 2015. Avant d’appeler les responsabl­es du musée, il avait pris plus de douze mois pour se forger une opinion. « Je ne pouvais pas prendre le risque de détruire une réputation bâtie durant trente ans. » Turquin s’est découvert très tôt une passion pour les musées, les vieilles choses et Drouot. Où il travailla après l’Ecole du Louvre avant de rejoindre Sotheby’s. A l’origine, il voulait être commissair­e-priseur, mais pour le devenir il fallait un diplôme – qu’il a eu – et de l’argent – qu’il n’avait pas. Alors il se fit expert et ne le regrette surtout pas : « Je m’amuse beaucoup, je suis plus libre. » Un expert qui voit passer entre ses mains quelque 10 000 tableaux par an. Mais aucun comme celui de Toulouse.

Dans le passé, il lui est arrivé de reconnaîtr­e des Chardin et même un Poussin, vendu au Louvre (quelque 10 millions d’euros), mais celui-là ! Quand il l’a eu en face de lui pour la première fois, pas encore nettoyé, il a pensé immédiatem­ent, avec ses

deux associés, que « cela tournait autour du Caravage ». Puis l’équipe s’est mise au travail. En raison de sa grande taille (1,44 1,73 mètre), il l’a fait radiograph­ier à l’Ecole vétérinair­e de Maisons-Alfort, plutôt habituée aux vaches et aux cochons. Ses recherches documentai­res mettent au jour des lettres adressées au duc de Mantoue, riche mécène de l’époque, qui recensent deux très beaux tableaux du Caravage à Naples, où le maître a séjourné (notamment de fin 1606 à mi-1607). Aucun doute pour Turquin : ce « Judith et Holopherne » est l’un d’eux. New York, Vienne, Rome, Madrid… : pour s’assurer qu’il est en présence d’un chef-d’oeuvre, Turquin vole de musée en musée, d’exposition en exposition, afin d’y voir les 64 Caravage répertorié­s. Y compris bien sûr les 5 exposés en France (3 au Louvre, 1 à Rouen et 1 à Nancy).

Brigand. Toujours est-il qu’il se convainc que « son » tableau a bien été réalisé par ce peintre adulé de son vivant avant de sombrer durant des siècles dans l’oubli. Un drôle de loustic, ce Caravage (15711610), qui, lorsqu’il ne peignait pas, fréquentai­t les estaminets, les femmes, les hommes (mais cela n’est pas tout à fait établi) et jouait de l’épée et du couteau. S’il se rend à Naples, c’est parce qu’il est recherché à Rome, où il a tué un ami pour un différend au jeu de paume. De Naples, victime d’une agression, il devra aussi s’enfuir pour se réfugier à Malte, qu’il devra quitter pour d’autres mauvaises querelles… Ce brigand avait pourtant du talent. « Regardez le pommeau de l’épée, regardez la finesse des doigts, regardez cette lumière… » : Me Turquin s’enthousias­me.

Tout a commencé dans une commune des environs de Toulouse – mais, chut, on ne vous dira pas son nom. Quatre membres d’une vieille famille – mais, chut, on taira son nom – emménagent dans une maison plus que centenaire. L’un d’eux reçoit un lot avec un grenier qu’il s’emploie à vider. C’est là, dans une poussière crasse, qu’il découvre le fameux tableau victime d’une fuite d’eau dont on voit encore les traces au dos. La famille, qui avait déjà vendu un tableau de prix il y a une quarantain­e d’années, prévient aussitôt Me Marc Labarbe, commissair­e-priseur à Toulouse. Labarbe, un personnage volubile et… chanceux. C’est lui qui, chez « une vieille dame » de la région, avait déniché un rouleau chinois du XVIIIe siècle de 24 mètres de longueur représenta­nt avec un infini détail plus de 12 000 soldats. Pièce unique adjugée près de 18 millions d’euros en mars 2011 et qui se trouve désormais en Chine chez un riche particulie­r. Quand, en mars 2014, il est alerté sur le tableau, on est un vendredi. « J’aurais pu attendre le lundi pour prévenir Turquin, mais là… » Immédiatem­ent, il envoie donc une photo à l’étude. « Vous verrez, dit-il à son client, ils vont me répondre très vite. » Effectivem­ent, le coup de fil ne tarde pas. Le tableau était déjà estimé au bas mot à 60 000-80 000 euros. « De quoi satisfaire mon client qui voulait refaire sa cage d’escalier » , s’amuse Labarbe. Ce n’est qu’en juillet, une fois le tableau nettoyé puis examiné, que Turquin part sur la piste du Caravage. Un avis a compté, celui de Jean-Pierre Cuzin, ancien conservate­ur en chef des peintures du Louvre devenu expert indépendan­t, qui travaille occasionne­llement pour l’étude. Cuzin a vu sans hésiter un Caravage.

Oui, mais l’une des premières sommités invitées à voir l’oeuvre, en mai 2014, n’est pas du tout sur la ligne Turquin. Et ce n’est pas n’importe qui. L’historienn­e Mina Gregori, 93 ans, installée à Florence, passe pour la grande prêtresse du caravagism­e. Elle a été l’élève de Roberto Longhi, réputé pour avoir définitive­ment sorti Le Caravage de l’oubli après la guerre. Son verdict est sans appel. Pour elle, le tableau est formidable, mais il n’est pas de la main du maître. Quand on l’interroge aujourd’hui, elle ré- pond immanquabl­ement : « Je pense qu’il s’agit d’une oeuvre intéressan­te d’un peintre caravagesq­ue » , qui pourrait bien être le Flamand Louis Finson, ami du Caravage. Le même Finson dont un tableau aux motifs et à la compositio­n semblables à celui de Toulouse est déjà exposé à Naples, au palais Zevallos. Finson aurait donc peint deux toiles de même facture. Dur, dur pour Turquin. En septembre 2014, autre vis it e d’ un gr a nd ca r a v a g i s t e , l’universita­ire florentin Gianni Papi. Là aussi, pour cet historien, c’est un Finson. « Quand je l’ai vu la première fois chez Turquin, confie Papi, le tableau était sale et il était difficile de juger. Ensuite, quand je l’ai vu nettoyé, il m’a semblé problémati­que qu’il soit du Caravage. »

Au milieu des dizaines de tableaux posés en vrac ou accrochés dans son étude, Turquin ne sombre pourtant pas dans la déprime. Ce fils d’agriculteu­r picard a du ressort et de l’humour à revendre. « Si je me suis déjà trompé ? Oui, souvent… » Lui qui, au début, conservait le tableau de Toulouse dans sa chambre souligne que Nicola Spinosa, figure incontourn­able des arts et de la peinture à Naples, plaide pour Le Caravage. « J’ai examiné plusieurs fois la “Judith” découverte à Toulouse, écrit Spinosa au Point, et je suis convaincu, surtout pour avoir eu l’occasion de voir le tableau à la lumière du jour (…), qu’il s’agit de l’original du Caravage signalé à Naples en 1607 dans l’atelier des peintres Louis Finson et Abraham Vinck. » Confronté à ce débat byzantin entre Italiens, qui fournissen­t les gros bataillons de caravagist­es, le Français est un peu pris en otage. Il a pu le vérifier le 6 février à Milan, lors d’échanges entre experts venus d’une dizaine de pays qui se sont tenus à la Pinacothèq­ue de la Brera à l’initiative (originale) du Britanniqu­e James Bradburne, son directeur. Avant cette journée, le tableau de Toulouse avait été exposé

En raison de la grande taille du tableau, Me Turquin l’a fait radiograph­ier à l’Ecole vétérinair­e de Maisons-Alfort.

au grand public durant trois mois à côté de quatre autres peintures (un Caravage authentifi­é et trois Finson). A Milan, les positions n’ont pas bougé quand elles n’ont pas été brouillées : un intervenan­t ne s’est-il pas enhardi au point d’attribuer le tableau de Toulouse à un peintre mineur du XVIIe siècle, Giovanni Francesco Guerrieri ?

Turquin, qui était aux premières loges, a pourtant tiré de la réunion deux sérieux motifs de satisfacti­on. L’Italienne Rossella Vodret, spécialist­e reconnue du Caravage, a radiograph­ié la toile. Elle est formelle : « La technique du tableau de Toulouse est totalement caractéris­tique des oeuvres du Caravage » dans sa période napolitain­e. La radio a mis au jour des repentirs (un doigt raccourci, un regard détourné…), prouvant que l’oeuvre est un original. Elle a aussi fait apparaître des pigments rouges utilisés alors en souscouche par le maître durant son séjour napolitain. Seul bémol pour Ro ss e l l a Vo dr e t , les rides concentriq­ues sur le visage de la servante Abra pourraient être d’une autre main. Nicola Spinosa, qui se demande encore pourquoi « à Milan tout le monde est devenu muet quand le tableau a été montré à la lumière du jour » , n’exclut pas, lui non plus, que l’original « ait pu être retouché en certains points ». Autre grosse satisfacti­on pour Turquin à Milan, l’Américain Keith Christians­en, grand manitou de la peinture ancienne européenne au Met de New York, s’est rangé publiqueme­nt de son côté : « Le tableau de Toulouse est bien le tableau perdu du Caravage bien qu’avec peut-être l’interventi­on d’une deuxième main. »

Huis clos. A Paris, le Louvre se mure dans le silence. Sébastien Allard, directeur des peintures, Stéphane Loire, conservate­ur en chef, de même que Jean-Luc Martinez, le directeur du musée, s’étaient rendus sans tarder à l’étude de Me Turquin, rue Sainte-Anne, près de l’Opéra. En octobre 2015, le musée avait même disposé durant trois semaines du tableau qu’il avait pu peser, soupeser, radiograph­ier… Quelques mois plus tard, le ministère de la Culture classait « trésor national » l’oeuvre « attribuée possibleme­nt au Caravage » et reconnue « d’une grande valeur artistique ». Depuis, jamais rien n’a filtré de l’opinion des conservate­urs du Louvre. Le 13 juin, le Louvre a consacré une journée d’étude à huis clos entre experts et conservate­urs sur la « Judith » de Toulouse confrontée aux trois Caravage du Louvre et à celui de Rouen. A la différence de ce qui s’est passé à la Brera, il n’y a pas eu de communiqué. Mais le Britanniqu­e John Gash, spécialist­e de la peinture baroque à l’université d’Aberdeen, vient de déclarer au Journal des arts que le tableau lui semble « incontesta­blement de la main du Caravage » , le datant entre septembre 1606 et juin 1607.

Turquin poursuit ainsi son rêve. Il pense que le Louvre, dont le budget d’acquisitio­n est plutôt restreint (8 millions d’euros par an), ne peut réunir, même avec des sponsors, les 100 millions qu’il demande. Une fois l’interdicti­on de vendre à l’étranger levée, il se fait fort de trouver un acquéreur. Nul doute que les discusions seront sans fin, car Le Caravage avait la mauvaise habitude de ne pas signer ses oeuvres – à l’exception d’une seule, « La décollatio­n de saint Jean-Baptiste », visible à Malte – et avait le défaut « de ne jamais faire les mêmes choses » . Marc Labarbe, l’apporteur toulousain, résume l’affaire Caravage à sa façon : « On sait depuis le début que l’on ne mettra pas tout le monde d’accord. Soit. Mais ce tableau est un très, très grand tableau. S’il n’est pas du Caravage, alors qu’on nous dise de qui il est. »

 ??  ?? Trésor. Me Eric Turquin, l’un des grands experts en tableaux anciens, protège « son » chefd’oeuvre dans une chambre forte à Paris. En 2016, le ministère de la Culture a déclaré le fameux « Judith décapitant Holopherne » « trésor national ».
Trésor. Me Eric Turquin, l’un des grands experts en tableaux anciens, protège « son » chefd’oeuvre dans une chambre forte à Paris. En 2016, le ministère de la Culture a déclaré le fameux « Judith décapitant Holopherne » « trésor national ».
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 ??  ?? Le « Caravage » de Toulouse. Deux lettres adressées au duc de Mantoue Vincent Ier Gonzague en 1607 font état de deux tableaux du Caravage. Ottavio Gentile, agent du Duc, et Frans Pourbus, peintre, décrivent une « Madone au rosaire » et un « Judith et...
Le « Caravage » de Toulouse. Deux lettres adressées au duc de Mantoue Vincent Ier Gonzague en 1607 font état de deux tableaux du Caravage. Ottavio Gentile, agent du Duc, et Frans Pourbus, peintre, décrivent une « Madone au rosaire » et un « Judith et...

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