Naver, ce coréen dé fie Google
Pari. Le géant de l’Internet coréen a de grandes ambitions… qui le mènent jusqu’en France.
Il est rare que Mark Zuckerberg en personne prenne son téléphone pour arracher un deal. Il est encore plus rare qu’il s’y casse les dents. C’est la déconvenue qu’a dû digérer le patron de Facebook l’année dernière lorsqu’il a appelé Lee Hae-jin, fondateur de Naver. Le pape secret de la tech sud-coréenne a poliment renvoyé le roi Mark dans ses buts, selon le site spécialisé TechCrunch. Facebook voulait mettre la main sur son application vidéo Snow, qui fait des ravages chez les ados asiatiques. Le mastodonte californien cherchait en Extrême-Orient la parade au succès fulgurant de Snapchat, le réseau social préféré des teenagers basé sur la mise en ligne de photos éphémères et qui menace son empire. Mais pas question pour Lee de lâcher sa pépite, qui compte déjà plus de 100 millions d’utilisateurs un an après son lancement et convoite maintenant l’Europe.
Au royaume des chaebols, dominé par des dynasties entrepreneuriales, Lee Hae-jin demeure une énigme. Le capitaine de Naver reste un ingénieur dans l’âme, perfectionniste, obsédé par les produits et fuyant la lumière et les médias. « Il est timide, mais visionnaire » , juge Han Seok-joo, qui pilote l’unité Global Support chargée de l’expansion internationale du tigre coréen. Avec sa coupe au bol et ses lunettes fines, il ressemble toujours, à 49 ans, au surdoué fluet issu de la prestigieuse Université nationale de Séoul, puis de Kaist, le Polytechnique sud-coréen. Pour lui, l’aventure technologique passe avant le pouvoir et même l’argent. Il a laissé sa part dans l’entreprise tomber au-dessous de 5 % au profit de ses compagnons d’arme. En 2016, celui qui a longtemps été président de
Date de création
milliards Valeur boursière en dollars
milliard Chiffre d’affaires 2016 en dollars
Nombre d’utilisateurs dans le monde
Nombre de pays où le service est disponible
Nombre de langues dans lesquelles le service est accessible
2011 8,6 1,2 220millions 230 19
le domaine des contenus vidéo, audio et texte vont en bénéficier. « L’Europe a manqué le train de la révolution technologique des années 1990 ; aujourd’hui, elle contre-attaque ! Ses start-up ont un gros potentiel, vous avez un système éducatif excellent allié à une vraie qualité de vie », s’enthousiasme Han, ancien de la banque Nomura. Avec l’espoir d’y trouver des pépites… « Nous cherchons le Naver de demain » , résume Han.
En septembre 2016 déjà, Naver avait fait une première incursion en France. Il avait investi 100 millions d’euros dans Korelya Capital, s’offrant une représentante de choc en France, l’ancienne ministre Fleur Pellerin. Kim Jong-sook, son nom d’origine avant son adoption par une famille française, avait tapé dans l’oeil du management de Naver lorsque la « fleurmania » avait saisi Séoul, en 2013, à l’occasion de sa première visite ministérielle sur la terre de ses ancêtres, alors qu’elle était chargée du numérique. « Une confiance s’est établie avec Fleur. Sans elle, nous ne nous serions pas lancés en France » , juge Han. Un joli coup de pub pour l’ex-ministre en quête de rebond et un excellent investissement pour le sud-coréen. Enfin, dernier étage de la fusée, Naver vient de conclure le rachat à Grenoble du centre de recherche de l’américain Xerox, composé de 70 chercheurs et ingénieurs spécialisés dans l’intelligence artificielle. « Dans la guerre des talents qui fait rage face aux Américains, ce centre peut offrir à Naver un atout majeur. Il y a des stars dans ses rangs. Des ingénieurs bons, loyaux, motivés… et compétitifs par rapport aux tarifs de la Silicon Valley », s’enthousiasme Antoine Dresch, cofondateur de Korelya, qui a ficelé le deal. Des cerveaux en renfort pour le Naver Labs, laboratoire du futur de l’entreprise coréenne, avec en ligne de mire la voiture autonome, le deep learning, la cartographie 3D intelligente, la robotique ou le traitement du langage. « Ils ont compris que désormais la valeur viendra des contenus plutôt que des tuyaux. Ils s’intéressent à l’Europe d’abord pour sa créativité, afin de faire émerger de nouveaux contenus, puis potentiellement comme marché » , explique Fleur Pellerin, dont le fonds vient d’investir dans Devialet, pépite française du son hi-fi.
Naver sort de sa coquille péninsulaire pour résister aux Améri- cains et à… l’ogre chinois. L’avènement des mastodontes des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) a pris de court le pays le plus connecté du monde, qui croyait avoir encore une décennie d’avance. « La menace chinoise est évidente, et la vitesse de développement de ce pays est impressionnante. Il bénéficie d’une telle échelle qu’il a des retours d’expérience sans équivalent. Cela déclenche un cercle vertueux », explique Yang Sangh-wan, directeur de D2 SF, l’incubateur de start-up de Naver, installé au coeur du quartier de Gangnam.
Champion de la liberté. La Corée a tiré les leçons de l’aventure KakaoTalk, pionnier mondial de la messagerie instantanée, d’abord copié puis vite doublé par sa rivale chinoise WeChat (900 millions d’utilisateurs). D’autant que la Chine ne lui fait pas de cadeaux… En 2015, le Parti a interdit Line en Chine, sous prétexte qu’il servirait de plateforme aux manifestants pro-démocratie à Taïwan et aux « terroristes ». Pour séduire le Vieux Continent, Naver enfile le costume du champion de la liberté contestant l’empire implacable des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui vampirisent les données mondiales. Il entend jouer sur le sentiment anti-Google qui commence à poindre en Europe ; souligne qu’il paie ses impôts là où les revenus sont produits – et non dans des paradis fiscaux ; et défend la confidentialité des données des utilisateurs. « Il est possible de créer un axe alternatif allant de l’Asie du Sud-Est à l’Europe en passant par le Japon et la Corée, pour prévenir l’hégémonie de la Silicon Valley et des BATX chinois » , résume Dresch. Le royaume coréen pourrait devenir un chef de file, mais, pour cela, il devra forcer sa nature, parfois un peu frileuse en matière de création d’entreprise, et booster sa créativité. « Je me méfie de la modestie coréenne. Les Coréens font profil bas, avant de vous bluffer en sortant un produit au top » , prévient Mouroux. Mark Zuckerberg n’a peutêtre pas fini de passer des coups de fil à Séoul
Naver va financer 80 places à Station F, le plus grand incubateur du monde, à Paris.