Le Point

Naver, ce coréen dé fie Google

Pari. Le géant de l’Internet coréen a de grandes ambitions… qui le mènent jusqu’en France.

- PAR SÉBASTIEN FALLETTI, ENVOYÉ SPÉCIAL À BUNDANG

Il est rare que Mark Zuckerberg en personne prenne son téléphone pour arracher un deal. Il est encore plus rare qu’il s’y casse les dents. C’est la déconvenue qu’a dû digérer le patron de Facebook l’année dernière lorsqu’il a appelé Lee Hae-jin, fondateur de Naver. Le pape secret de la tech sud-coréenne a poliment renvoyé le roi Mark dans ses buts, selon le site spécialisé TechCrunch. Facebook voulait mettre la main sur son applicatio­n vidéo Snow, qui fait des ravages chez les ados asiatiques. Le mastodonte californie­n cherchait en Extrême-Orient la parade au succès fulgurant de Snapchat, le réseau social préféré des teenagers basé sur la mise en ligne de photos éphémères et qui menace son empire. Mais pas question pour Lee de lâcher sa pépite, qui compte déjà plus de 100 millions d’utilisateu­rs un an après son lancement et convoite maintenant l’Europe.

Au royaume des chaebols, dominé par des dynasties entreprene­uriales, Lee Hae-jin demeure une énigme. Le capitaine de Naver reste un ingénieur dans l’âme, perfection­niste, obsédé par les produits et fuyant la lumière et les médias. « Il est timide, mais visionnair­e » , juge Han Seok-joo, qui pilote l’unité Global Support chargée de l’expansion internatio­nale du tigre coréen. Avec sa coupe au bol et ses lunettes fines, il ressemble toujours, à 49 ans, au surdoué fluet issu de la prestigieu­se Université nationale de Séoul, puis de Kaist, le Polytechni­que sud-coréen. Pour lui, l’aventure technologi­que passe avant le pouvoir et même l’argent. Il a laissé sa part dans l’entreprise tomber au-dessous de 5 % au profit de ses compagnons d’arme. En 2016, celui qui a longtemps été président de

Date de création

milliards Valeur boursière en dollars

milliard Chiffre d’affaires 2016 en dollars

Nombre d’utilisateu­rs dans le monde

Nombre de pays où le service est disponible

Nombre de langues dans lesquelles le service est accessible

2011 8,6 1,2 220million­s 230 19

le domaine des contenus vidéo, audio et texte vont en bénéficier. « L’Europe a manqué le train de la révolution technologi­que des années 1990 ; aujourd’hui, elle contre-attaque ! Ses start-up ont un gros potentiel, vous avez un système éducatif excellent allié à une vraie qualité de vie », s’enthousias­me Han, ancien de la banque Nomura. Avec l’espoir d’y trouver des pépites… « Nous cherchons le Naver de demain » , résume Han.

En septembre 2016 déjà, Naver avait fait une première incursion en France. Il avait investi 100 millions d’euros dans Korelya Capital, s’offrant une représenta­nte de choc en France, l’ancienne ministre Fleur Pellerin. Kim Jong-sook, son nom d’origine avant son adoption par une famille française, avait tapé dans l’oeil du management de Naver lorsque la « fleurmania » avait saisi Séoul, en 2013, à l’occasion de sa première visite ministérie­lle sur la terre de ses ancêtres, alors qu’elle était chargée du numérique. « Une confiance s’est établie avec Fleur. Sans elle, nous ne nous serions pas lancés en France » , juge Han. Un joli coup de pub pour l’ex-ministre en quête de rebond et un excellent investisse­ment pour le sud-coréen. Enfin, dernier étage de la fusée, Naver vient de conclure le rachat à Grenoble du centre de recherche de l’américain Xerox, composé de 70 chercheurs et ingénieurs spécialisé­s dans l’intelligen­ce artificiel­le. « Dans la guerre des talents qui fait rage face aux Américains, ce centre peut offrir à Naver un atout majeur. Il y a des stars dans ses rangs. Des ingénieurs bons, loyaux, motivés… et compétitif­s par rapport aux tarifs de la Silicon Valley », s’enthousias­me Antoine Dresch, cofondateu­r de Korelya, qui a ficelé le deal. Des cerveaux en renfort pour le Naver Labs, laboratoir­e du futur de l’entreprise coréenne, avec en ligne de mire la voiture autonome, le deep learning, la cartograph­ie 3D intelligen­te, la robotique ou le traitement du langage. « Ils ont compris que désormais la valeur viendra des contenus plutôt que des tuyaux. Ils s’intéressen­t à l’Europe d’abord pour sa créativité, afin de faire émerger de nouveaux contenus, puis potentiell­ement comme marché » , explique Fleur Pellerin, dont le fonds vient d’investir dans Devialet, pépite française du son hi-fi.

Naver sort de sa coquille péninsulai­re pour résister aux Améri- cains et à… l’ogre chinois. L’avènement des mastodonte­s des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) a pris de court le pays le plus connecté du monde, qui croyait avoir encore une décennie d’avance. « La menace chinoise est évidente, et la vitesse de développem­ent de ce pays est impression­nante. Il bénéficie d’une telle échelle qu’il a des retours d’expérience sans équivalent. Cela déclenche un cercle vertueux », explique Yang Sangh-wan, directeur de D2 SF, l’incubateur de start-up de Naver, installé au coeur du quartier de Gangnam.

Champion de la liberté. La Corée a tiré les leçons de l’aventure KakaoTalk, pionnier mondial de la messagerie instantané­e, d’abord copié puis vite doublé par sa rivale chinoise WeChat (900 millions d’utilisateu­rs). D’autant que la Chine ne lui fait pas de cadeaux… En 2015, le Parti a interdit Line en Chine, sous prétexte qu’il servirait de plateforme aux manifestan­ts pro-démocratie à Taïwan et aux « terroriste­s ». Pour séduire le Vieux Continent, Naver enfile le costume du champion de la liberté contestant l’empire implacable des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui vampirisen­t les données mondiales. Il entend jouer sur le sentiment anti-Google qui commence à poindre en Europe ; souligne qu’il paie ses impôts là où les revenus sont produits – et non dans des paradis fiscaux ; et défend la confidenti­alité des données des utilisateu­rs. « Il est possible de créer un axe alternatif allant de l’Asie du Sud-Est à l’Europe en passant par le Japon et la Corée, pour prévenir l’hégémonie de la Silicon Valley et des BATX chinois » , résume Dresch. Le royaume coréen pourrait devenir un chef de file, mais, pour cela, il devra forcer sa nature, parfois un peu frileuse en matière de création d’entreprise, et booster sa créativité. « Je me méfie de la modestie coréenne. Les Coréens font profil bas, avant de vous bluffer en sortant un produit au top » , prévient Mouroux. Mark Zuckerberg n’a peutêtre pas fini de passer des coups de fil à Séoul

Naver va financer 80 places à Station F, le plus grand incubateur du monde, à Paris.

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 ??  ?? Marketing. James, l’ourson Brown et le lapin Cony, les mascottes de Line, filiale japonaise de Naver, sont de véritables stars dans les rues de Séoul.
Marketing. James, l’ourson Brown et le lapin Cony, les mascottes de Line, filiale japonaise de Naver, sont de véritables stars dans les rues de Séoul.
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« Coolitude ». La bibliothèq­ue végétalisé­e du siège de Naver est ouverte au public de Bundang, ville satellite au sud de Séoul. Les employés, eux, font du « brainstorm­ing » sous un tipi ou dans des poufs installés dans la cafétéria surplomban­t la ville.
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