Et l’espace devint (aussi) chinois…
Conquête. Robots, satellites, spationautes… L’empire du Milieu est bien décidé à devenir le maître de l’Univers.
Le 19 octobre 2016, quelque part en orbite terrestre basse, l’histoire de la conquête spatiale a été bouleversée. A 393 kilomètres d’a l t i t ude, l e Vai ss e a u di vi n (« Shenzhou 11 ») s’est amarré au Palais céleste (« Tiangong 2 ») et deux hommes du grand vide (taïkonautes, en chinois) ont commencé une mission de 33 jours dans ce prototype d’avant-poste orbital chinois. Avec cette démonstration technologique, Pékin a confirmé que son ambition spatiale est à l’image de sa démographie : écrasante. Il est vrai qu’avec tous les astronautes, cosmonautes et autres spationautes qui fréquentent la Station spatiale internationale (ISS) le mot « taïkonaute » fait figure de petit nouveau. Il faudra s’y habituer. Avec sa station en construction et ses projets de missions lunaire et martienne, la Chine regarde vers l’infini.
Pourquoi l’espace ? « C’est une question de souveraineté, de gloire, mais également d’économie, explique Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d’études spatiales (CNES) et, dès le 1er juillet, du conseil de l’Agence spatiale européenne (ESA). Un programme spatial peut tirer toute l’économie d’un pays vers le haut, car les recherches sont très largement réutilisées dans d’autres secteurs. » Outre les emplois et les bénéfices directs, les innovations aérospatiales ont envahi notre quotidien : télécommunications, météorologie, GPS, airbags, panneaux solaires dérivent tous, en effet, d’un programme spatial…
Première étape, pour la Chine, sur la route des étoiles : construire une station spatiale. A l’horizon 2028, l’ISS, à laquelle Pékin ne participe pas, sera mise à la retraite après trente ans de service. Quel meilleur moyen, pour briller, que d’être le seul à disposer d’un avantposte orbital au moment où le projet qui a réuni Etats-Unis, Russie et Europe se consumera dans l’atmosphère ? Pour tenir les délais, l’empire du Milieu a déjà lancé deux prototypes, « Tiangong 1 » et « Tiangong 2 », et devrait bientôt assembler en orbite la version définitive, qui pourrait accueillir des taïkonautes dès 2022. Le CNES rêve d’y faire embarquer Thomas Pesquet…
Isolement. En quelques années, la Chine a atteint un niveau comparable à celui des Etats-Unis ou de la Russie dans les années 1960, lorsque les missions lunaires habitées sont devenues possibles. Elle y a ajouté des technologies développées entre-temps, notamment en matière de guidage et de propulsion. « Pour chacune de ses grandes premières spatiales, Pékin a, aujourd’hui encore, quarante ans de retard sur les Etats-Unis et la Russie, tempère Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’Iris. Dès qu’ils tentent de sauter une étape, les Chinois se heurtent à la réalité : pour avancer plus vite, il faudrait que leurs dernières technologies soient plus fiables », poursuit-il. « Les Chinois ne sont peut-être pas à la pointe de l’innovation, mais ils ont la force du nombre et progressent très vite », estime, pour sa part, Le Gall.
Renouveler des exploits vieux d’un demi-siècle peut paraître rétrograde, mais la Chine n’a pas le choix : mise au ban des conquérants spatiaux, notamment par Washington, elle est obligée de gérer seule toute la chaîne technologique et industrielle. « Les Américains (1) ont des règles très strictes pour l’exportation des matériels sensibles », explique Brisset. Un isolement renforcé par des blocages russes, Moscou ne supportant plus les contrefaçons chinoises de ses matériels spatiaux. « Nous sommes tous soumis aux tensions politiques qui existent sur Terre », confie Johann-Dietrich Wörner, directeur général de l’ESA, dont Pékin est devenu partenaire stratégique en 2015. « Cependant, nous pouvons dépasser les crises terrestres : c’est la beauté du secteur spatial. Et, quand cela arrive, nos coopérations ont un impact sur les dirigeants et sur les peuples », ajoute-t-il. « La Chine doit absolument normaliser ses relations avec le monde entier et ne plus être mise à l’écart », estime pour sa part Jean-Yves Le Gall. Selon lui, c’est le principal défi auquel le programme chinois est confronté : « Développer des fusées, ils savent faire. Ce n’est qu’une question de moyens, contrairement à ce blocage politique », assène-t-il. En attendant une hypothétique réconciliation, Pékin se bâtit une souveraineté spatiale à marche forcée, sans oublier d’innover. En 2016, le pays a effectué 22 lancements de satellites : autant que les Etats-Unis et deux fois plus que l’Europe. Pour se démarquer, les ingénieurs chinois planchent sur des technologies disruptives, comme les minisatellites, ou encore les satellites quantiques, qui permettront bientôt de chiffrer les échanges avec une sécurité décuplée (mais pas inviolable). Au sol, Pékin a inauguré en 2016 son quatrième site de lancement, à Wenchang, sur l’île de Hainan.
Depuis 2004, l’Agence spatiale chinoise (CNSA) affiche sa volonté de reconquérir la Lune. En 2013, avec plusieurs
La Lune et Mars sont à la portée des budgets colossaux alloués par le Parti communiste chinois.
années de retard sur le calendrier, la sonde « Chang’e 3 » a convoyé le rover « Yutu » (« Lapin de jade »), premier objet à atterrir sur la Lune depuis 1976 ! Une mission habitée vers notre satellite était prévue d’ici à 2020, mais n’aura vraisemblablement pas lieu avant 2028. En parallèle, dès 2006, la CNSA a évoqué une mission vers Mars. Le lancement d’un robot d’exploration chinois est prévu dans les cinq ans et une mission habitée pourrait décoller dès 2040-2050. Ces projets peuvent paraître fous. « Donner des dates, cela ne coûte rien ! Même si les Chinois vont demain sur la Lune, ils maintiennent un retard de quarante ans », tempère Jean-Vincent Brisset. Ce ne sont pas pour autant des plans sur la comète : la Lune et Mars sont à la portée des budgets colossaux – et mal connus – alloués par le Parti communiste chinois. La conquête de l’espace est en effet un dossier stratégique pour Xi Jinping, dirigeant chinois le plus puissant depuis Deng Xiaoping. Les missions spatiales doivent scander la renaissance nationaliste de l’empire du Milieu, mettant fin à un siècle et demi d’humiliations infligées par l’Occident avec son avance technologique. L’envoi d’un Chinois sur la Lune donne corps au « Rêve chinois », le slogan de Xi Jinping qui semble emprunté à Kennedy, et légitime le « mandat du ciel » détenu par le Parti, qui fêtera son centenaire en 2021. Mais, pour atteindre la Lune et Mars, la CNSA devra se doter d’un lanceur dit super-lourd – nom de code : « Longue Marche 9 » –, capable de mettre en orbite au moins 100 tonnes, contre 20 pour sa plus grosse fusée actuellement en service.
Dans le rang. Malgré sa trajectoire résolument indépendante, l’avenir du programme spatial chinois pourrait finalement être mêlé à celui des autres nations. La coopération existe déjà dans certains secteurs non stratégiques, notamment avec la France (voir ci-contre). « Nous restreignons la coopération à certains domaines scientifiques appropriés », concède Johann-Dietrich Wörner. Selon lui, il ne faut pas hésiter à inclure la Chine dans les projets internationaux : « J’ai toujours milité pour que l’on ouvre les portes de l’ISS à la Chine, nous devons tous joindre nos forces. » Même avis pour Jean-Yves Le Gall, qui estime « possible que la Chine rejoigne le projet international [encore inconnu, NDLR] qui succédera à l’ISS d’ici cinq à dix ans ». « De plus en plus de dirigeants chinois veulent que leur pays respecte les règles », enchérit JeanVincent Brisset. Reste à savoir si ces derniers seront assez influents, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, pour faire accepter la Chine au sein des nations spatiales fréquentables. Et ajouter, enfin, son drapeau sur le prochain grand projet spatial international