Le Point

Et l’espace devint (aussi) chinois…

Conquête. Robots, satellites, spationaut­es… L’empire du Milieu est bien décidé à devenir le maître de l’Univers.

- PAR GUERRIC PONCET (AVEC SÉBASTIEN FALLETTI, EN CHINE, ET FRÉDÉRIC LEWINO)

Le 19 octobre 2016, quelque part en orbite terrestre basse, l’histoire de la conquête spatiale a été bouleversé­e. A 393 kilomètres d’a l t i t ude, l e Vai ss e a u di vi n (« Shenzhou 11 ») s’est amarré au Palais céleste (« Tiangong 2 ») et deux hommes du grand vide (taïkonaute­s, en chinois) ont commencé une mission de 33 jours dans ce prototype d’avant-poste orbital chinois. Avec cette démonstrat­ion technologi­que, Pékin a confirmé que son ambition spatiale est à l’image de sa démographi­e : écrasante. Il est vrai qu’avec tous les astronaute­s, cosmonaute­s et autres spationaut­es qui fréquenten­t la Station spatiale internatio­nale (ISS) le mot « taïkonaute » fait figure de petit nouveau. Il faudra s’y habituer. Avec sa station en constructi­on et ses projets de missions lunaire et martienne, la Chine regarde vers l’infini.

Pourquoi l’espace ? « C’est une question de souveraine­té, de gloire, mais également d’économie, explique Jean-Yves Le Gall, président du Centre national d’études spatiales (CNES) et, dès le 1er juillet, du conseil de l’Agence spatiale européenne (ESA). Un programme spatial peut tirer toute l’économie d’un pays vers le haut, car les recherches sont très largement réutilisée­s dans d’autres secteurs. » Outre les emplois et les bénéfices directs, les innovation­s aérospatia­les ont envahi notre quotidien : télécommun­ications, météorolog­ie, GPS, airbags, panneaux solaires dérivent tous, en effet, d’un programme spatial…

Première étape, pour la Chine, sur la route des étoiles : construire une station spatiale. A l’horizon 2028, l’ISS, à laquelle Pékin ne participe pas, sera mise à la retraite après trente ans de service. Quel meilleur moyen, pour briller, que d’être le seul à disposer d’un avantposte orbital au moment où le projet qui a réuni Etats-Unis, Russie et Europe se consumera dans l’atmosphère ? Pour tenir les délais, l’empire du Milieu a déjà lancé deux prototypes, « Tiangong 1 » et « Tiangong 2 », et devrait bientôt assembler en orbite la version définitive, qui pourrait accueillir des taïkonaute­s dès 2022. Le CNES rêve d’y faire embarquer Thomas Pesquet…

Isolement. En quelques années, la Chine a atteint un niveau comparable à celui des Etats-Unis ou de la Russie dans les années 1960, lorsque les missions lunaires habitées sont devenues possibles. Elle y a ajouté des technologi­es développée­s entre-temps, notamment en matière de guidage et de propulsion. « Pour chacune de ses grandes premières spatiales, Pékin a, aujourd’hui encore, quarante ans de retard sur les Etats-Unis et la Russie, tempère Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’Iris. Dès qu’ils tentent de sauter une étape, les Chinois se heurtent à la réalité : pour avancer plus vite, il faudrait que leurs dernières technologi­es soient plus fiables », poursuit-il. « Les Chinois ne sont peut-être pas à la pointe de l’innovation, mais ils ont la force du nombre et progressen­t très vite », estime, pour sa part, Le Gall.

Renouveler des exploits vieux d’un demi-siècle peut paraître rétrograde, mais la Chine n’a pas le choix : mise au ban des conquérant­s spatiaux, notamment par Washington, elle est obligée de gérer seule toute la chaîne technologi­que et industriel­le. « Les Américains (1) ont des règles très strictes pour l’exportatio­n des matériels sensibles », explique Brisset. Un isolement renforcé par des blocages russes, Moscou ne supportant plus les contrefaço­ns chinoises de ses matériels spatiaux. « Nous sommes tous soumis aux tensions politiques qui existent sur Terre », confie Johann-Dietrich Wörner, directeur général de l’ESA, dont Pékin est devenu partenaire stratégiqu­e en 2015. « Cependant, nous pouvons dépasser les crises terrestres : c’est la beauté du secteur spatial. Et, quand cela arrive, nos coopératio­ns ont un impact sur les dirigeants et sur les peuples », ajoute-t-il. « La Chine doit absolument normaliser ses relations avec le monde entier et ne plus être mise à l’écart », estime pour sa part Jean-Yves Le Gall. Selon lui, c’est le principal défi auquel le programme chinois est confronté : « Développer des fusées, ils savent faire. Ce n’est qu’une question de moyens, contrairem­ent à ce blocage politique », assène-t-il. En attendant une hypothétiq­ue réconcilia­tion, Pékin se bâtit une souveraine­té spatiale à marche forcée, sans oublier d’innover. En 2016, le pays a effectué 22 lancements de satellites : autant que les Etats-Unis et deux fois plus que l’Europe. Pour se démarquer, les ingénieurs chinois planchent sur des technologi­es disruptive­s, comme les minisatell­ites, ou encore les satellites quantiques, qui permettron­t bientôt de chiffrer les échanges avec une sécurité décuplée (mais pas inviolable). Au sol, Pékin a inauguré en 2016 son quatrième site de lancement, à Wenchang, sur l’île de Hainan.

Depuis 2004, l’Agence spatiale chinoise (CNSA) affiche sa volonté de reconquéri­r la Lune. En 2013, avec plusieurs

La Lune et Mars sont à la portée des budgets colossaux alloués par le Parti communiste chinois.

années de retard sur le calendrier, la sonde « Chang’e 3 » a convoyé le rover « Yutu » (« Lapin de jade »), premier objet à atterrir sur la Lune depuis 1976 ! Une mission habitée vers notre satellite était prévue d’ici à 2020, mais n’aura vraisembla­blement pas lieu avant 2028. En parallèle, dès 2006, la CNSA a évoqué une mission vers Mars. Le lancement d’un robot d’exploratio­n chinois est prévu dans les cinq ans et une mission habitée pourrait décoller dès 2040-2050. Ces projets peuvent paraître fous. « Donner des dates, cela ne coûte rien ! Même si les Chinois vont demain sur la Lune, ils maintienne­nt un retard de quarante ans », tempère Jean-Vincent Brisset. Ce ne sont pas pour autant des plans sur la comète : la Lune et Mars sont à la portée des budgets colossaux – et mal connus – alloués par le Parti communiste chinois. La conquête de l’espace est en effet un dossier stratégiqu­e pour Xi Jinping, dirigeant chinois le plus puissant depuis Deng Xiaoping. Les missions spatiales doivent scander la renaissanc­e nationalis­te de l’empire du Milieu, mettant fin à un siècle et demi d’humiliatio­ns infligées par l’Occident avec son avance technologi­que. L’envoi d’un Chinois sur la Lune donne corps au « Rêve chinois », le slogan de Xi Jinping qui semble emprunté à Kennedy, et légitime le « mandat du ciel » détenu par le Parti, qui fêtera son centenaire en 2021. Mais, pour atteindre la Lune et Mars, la CNSA devra se doter d’un lanceur dit super-lourd – nom de code : « Longue Marche 9 » –, capable de mettre en orbite au moins 100 tonnes, contre 20 pour sa plus grosse fusée actuelleme­nt en service.

Dans le rang. Malgré sa trajectoir­e résolument indépendan­te, l’avenir du programme spatial chinois pourrait finalement être mêlé à celui des autres nations. La coopératio­n existe déjà dans certains secteurs non stratégiqu­es, notamment avec la France (voir ci-contre). « Nous restreigno­ns la coopératio­n à certains domaines scientifiq­ues appropriés », concède Johann-Dietrich Wörner. Selon lui, il ne faut pas hésiter à inclure la Chine dans les projets internatio­naux : « J’ai toujours milité pour que l’on ouvre les portes de l’ISS à la Chine, nous devons tous joindre nos forces. » Même avis pour Jean-Yves Le Gall, qui estime « possible que la Chine rejoigne le projet internatio­nal [encore inconnu, NDLR] qui succédera à l’ISS d’ici cinq à dix ans ». « De plus en plus de dirigeants chinois veulent que leur pays respecte les règles », enchérit JeanVincen­t Brisset. Reste à savoir si ces derniers seront assez influents, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, pour faire accepter la Chine au sein des nations spatiales fréquentab­les. Et ajouter, enfin, son drapeau sur le prochain grand projet spatial internatio­nal

 ??  ?? Avant-poste. Acheminés par « Shenzhou 11 », Jing Haipeng et Chen Dong ont rejoint le laboratoir­e « Tiangong 2 », le 19 octobre 2016, pour 33 jours.
Avant-poste. Acheminés par « Shenzhou 11 », Jing Haipeng et Chen Dong ont rejoint le laboratoir­e « Tiangong 2 », le 19 octobre 2016, pour 33 jours.
 ??  ?? Mission accomplie. MongolieIn­térieure, le 26 juin 2013. Les taïkonaute­s Zhang Xiaoguang, Nie Haisheng et Wang Yaping (de g. à dr.) de retour sur Terre devant la capsule du vaisseau « Shenzhou 10 ». Avec ce 5e vol habité, Pékin confirme sa puissance...
Mission accomplie. MongolieIn­térieure, le 26 juin 2013. Les taïkonaute­s Zhang Xiaoguang, Nie Haisheng et Wang Yaping (de g. à dr.) de retour sur Terre devant la capsule du vaisseau « Shenzhou 10 ». Avec ce 5e vol habité, Pékin confirme sa puissance...
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