Le Point

Carmen ne meurt jamais

La flamboyant­e Gitane revient envoûter Paris et le Festival d’Aix. Pourquoi l’opéra de Bizet, créé en 1875, est-il le plus joué au monde ?

- PAR ANDRÉ TUBEUF

«M ais moi, Carmen, je t’aime encore… » Ce n’est pas Don José qui le dit à sa cigarière, une seconde avant de lui trouer la peau. C’est le public. Cent quarante-deux ans après sa création, l’opéra de Bizet reste le plus joué au monde, et le plus diabolique­ment jeune surtout. On a pu le voir cette saison, monté à neuf, à Chicago, Helsinki, New York, Nice, Oslo, Rennes, Venise. Le Théâtre des Champs-Elysées l’a donné deux fois, fin janvier, en version de concert, devant deux salles combles. Bastille en offrait une nouvelle production le 10 mars, par Calixto Bieito, pour vingt-cinq représenta­tions échelonnée­s jusqu’en juillet, avec quatre Carmen différente­s, dont deux presque inconnues. N’importe. Ce n’est pas la protagonis­te, c’est l’ouvrage qui est star. Aix suit, le 4 juillet, huit fois. Révision générale : Tcherniako­v, le metteur en scène, est connu pour défigurer systématiq­uement les ouvrages. N’importe aussi. La cigarière s’accommode d’incarnatio­ns diverses.

« Carmen » fut le premier opéra mis sur disque, dès 1908, en 78-tours et en allemand, pour la sensationn­elle Emmy Destinn. Le premier aussi à être mis en film, par Raoul Walsh d’abord, avec Theda Bara, pour qui fut inventé le terme « vamp ». Cecil B. De Mille, pas moins, suivait en 1915. Le film était muet, alors que sa protagonis­te, Geraldine Farrar, était la chanteuse numéro un du Metropolit­an Opera de New York, où elle partageait l’affiche avec Caruso. C’est dire si l’auréole apportée au personnage par l’opéra subsistait en l’absence de tout couplet chanté, de tout « amour enfant de bohème ». Du coup, Chaplin s’y est mis aussi, pour la délirante parodie « Charlot joue Carmen ». Puis Pola Negri, pour Lubitsch, également muette. Il y eut, parlante, Viviane Romance avec un Jean Marais teint pour la seule fois de sa carrière. Otto Preminger la fit noire dans « Carmen Jones », Roland Petit y a fait danser Zizi Jeanmaire. Toutes les chanteuses s’y sont mises, les mezzos (Berganza) comme les sopranos (Crespin, Callas), sans compter Georgette Leblanc, surtout actrice, et la Belle Otero, sans voix du tout. C’est dire si le personnage fascine. Karajan à Salzbourg y a bien inutilemen­t ajouté un ballet entier, emprunté à Bizet. Mais Peter Brook l’a assez génialemen­t réduit à l’essentiel dans « La tragédie de Carmen » aux Bouffes du Nord, en 1981. Rien qu’un piano, une rencontre, une fleur jetée, une fatalité. Dans le même temps, « Carmen » pouvait réunir dix mille spectateur­s dans Bercy sonorisé à mort et rester « Carmen ». Aucun ouvrage scénique ne survit aussi glorieusem­ent à tant de métamorpho­ses.

Ce qui la fait résister à tout, avoir la peau si dure, c’est cela même qui, à l’Opéra-Comique, le 3 mars 1875, la rendait si dérangeant­e. Carmen bousculait toutes les données d’opéra. Elle n’a rien de brillant à chanter, rien qui fasse vocalement de l’effet. Mais, ce qu’elle chante, sa habanera, sa séguedille, hante la mémoire, on le fredonne en quittant le théâtre. Cette complicité avec le public, c’est nouveau. Qui, à l’Opéra,

s’identifier­ait à Lakmé ? A Juliette ? Sur une scène d’opéra, où tout est faux, Carmen impose le naturel, pour ne pas dire le nu. Elle ne fait que parler ce qu’elle chante. Tout ce que l’opéra veut noble, distingué, elle le dégrade : le chant d’opéra en prose chantée, les héros d’opéra en gens du commun. Qui elle aime ? « Il n’est que brigadier, mais c’est assez pour une bohémienne. » A l’opéra, où les adieux s’éternisent, où l’on dit qu’on part sans jamais partir, Carmen est le franc-parler même, brève, tranchante, factuelle. Elle donne sans avoir promis et reprend sans rendre de comptes. Elle dit qu’elle va danser et elle danse ; qu’elle va mourir et elle meurt. Debout. Comme, semble-t-il, elle est née. Fille du peuple, et fille d’aujourd’hui. Avec son âcre goût, sueur et sang. A l’Opéra-Comique ! Pour le public bourgeois de 1875 ! C’était contreveni­r à toutes les bienséance­s, lui imposer, au lieu d’une princesse vocalisant et d’un ténor avantageux, ce couple sordide d’antihéros, une Gitane et un déserteur. Trente et soixante ans plus tard naîtront deux autres icônes de l’opéra, Salomé, de Richard Strauss, et Lulu, d’Alban Berg. Elles aussi périront sous l’arme blanche, elles aussi pour être allées au bout de leur façon d’être. Amorales. Libres. Fatales, oui, mais d’abord à elles-mêmes. Carmen était très en avance.

Créature libre. Une telle fortune, Carmen ne se l’est pas faite sur les planches seulement. C’est tout un ressenti d’Espagne, populaire, fatal – un décor, un grincement de flamenco, un claquement de fouet, de la poussière au sol –, que Mérimée voulait nous montrer, pas seulement un personnage. Et une histoire d’amour encore moins. Mais l’émacié, l’ardent. Au plus, un fait divers. Juste un air d’Espagne. Cette sensibilit­é, Nietzsche l’a élargie à toute la Méditerran­ée, il voyait sa Gitane ligure ou, pourquoi pas ? grecque. Sur sa peau, il humait tout ce qui est solaire, alcyonien. Carmen, disait-il, c’est les pieds légers : ce qui va vite, l’essence même du divin en art. Elle exorcisait la fatalité inverse en musique, dont il voyait la vague submerger l’Europe : le wagnérisme avec ses symboles du Nord, ses longueurs, son sostenuto, son symbolisme louche, son harmonie délétère (lire ci-contre). Carmen le guérissait, disait-il. Mince et sans gras, du voeu même de Mérimée. Sa parole aussi est sèche, son geste bref. Le coup de couteau aussi, à la fin. Sa dernière phrase à José la résume : « A quoi bon tout cela ? Que de mots superflus ! » A toutes protestati­ons et formules d’opéra Carmen coupe court. Elle tranche, nette et décidée. « Libre elle est née, et libre elle mourra. » Mais, pour dire, textuelle, cette chose immense (et en mourir), elle ose parler d’elle à la troisième personne. C’est ça aussi, le mythe Carmen. Mieux que la femme libérée, la créature libre. Demain, elle se relève de sa mare de sang, prend un drapeau, monte sur une barricade. Vous demandez pourquoi on y croit toujours, quand les Manon, les Mélisande ne sont plus qu’ombres dorées ? C’est que Carmen résiste

« Carmen », à l'Opéra de Paris, jusqu'au 16 juillet. Au Festival d’Aix-en-Provence, du 4 au 20 juillet.

 ??  ?? Drapée. Plus actrice que chanteuse, la cantatrice Georgette Leblanc, soeur de l’écrivain Maurice Leblanc, le père d’Arsène Lupin.
Drapée. Plus actrice que chanteuse, la cantatrice Georgette Leblanc, soeur de l’écrivain Maurice Leblanc, le père d’Arsène Lupin.
 ??  ?? Conquérant­e. Stéphanie d’Oustrac (au centre) dans la mise en scène de Tcherniako­v à Aix.
Conquérant­e. Stéphanie d’Oustrac (au centre) dans la mise en scène de Tcherniako­v à Aix.
 ??  ?? Bottée, beauté… Chanteuses et/ou actrices, elles donneront voix (Emmy Destinn, à g. et au centre) ou corps (la Belle Otero, 2e et à dr.) et, dans tous les cas, âme à la fatale cigarière.
Bottée, beauté… Chanteuses et/ou actrices, elles donneront voix (Emmy Destinn, à g. et au centre) ou corps (la Belle Otero, 2e et à dr.) et, dans tous les cas, âme à la fatale cigarière.

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