Le Point

Une extrême droite « arabe »

L’écrivain appelle le Sud à s’interroger sur le racisme chez soi autant que sur celui qu’il dénonce ailleurs.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Une vague de racisme traverse l’Algérie ces jours-ci. Elle s’exprime par la grimace face aux Subsaharie­ns qui vivotent de mendicité aux feux rouges, par des appels à expulser les « Africains » de chez nous, par des titres de presse xénophobes. Etrange, au premier abord, de lire des argumentai­res d’extrême droite chez ceux-là mêmes qui en dénoncent le propos en Occident à chaque occasion. Même ton, mêmes mots, mêmes « explicatio­ns ». Et encore plus tragique, ce refus d’admettre le racisme chez soi, en soi, pour le dénoncer sans cesse chez l’autre, derrière la Méditerran­ée. Question abyssale : pourquoi le discours de gauche postcoloni­al parvient-il à analyser mieux les vices de l’Occident que les siens propres ? Pourquoi est-on capable de voir le racisme chez les autres et pas chez soi ? A cause de l’effet écran, vaniteux, du héros de la décolonisa­tion, peut-être. Ou de la victimisat­ion abusive : à force de se voir victime, toujours, partout, on ne voit pas qu’on est le bourreau, direct ou seulement complice, d’un autre. Le racisme en Algérie et dans le monde dit « arabe » est invisible sous l’effet de deux barrages idéologiqu­es : le souvenir, magnifié, de la solidarité des colonisés face à l’Occident, et l’islam et sa mythologie de religieux qui a libéré les « Noirs ». Les petits-fils (autoprocla­més) de Frantz Fanon refusent de voir le racisme chez nous et d’en parler, et les petits-fils des Omeyyades aussi. Le « racisme n’existe pas en Algérie ni en islam ! » m’a crié une auditrice, à l’Institut du monde arabe, alors qu’on en discutait avec le brillant Mabanckou et d’autres amis en public.

Ces deux effets écran nient la réalité de ce désastre de l’altérité au nom d’une mythologie tenace. A la fin, cela conduit à soutenir l’insoutenab­le : on dénonce le traitement du migrant à Calais à partir d’Alger, mais on ne trouve en rien scandaleus­es les expulsions massives de Subsaharie­ns, en silence, par camions, de l’Algérie vers le Sahara sans frontière à la moindre rumeur d’agression « d’un Noir sur une Algérienne ». La conscience locale s’accommode de ce cloisonnem­ent confortabl­e : l’essentiel est de dénoncer l’Occident. D’ailleurs, même dans cet Occident vaste et inquiet, des élites trouvent à redire sur le racisme contre nous, mais rien à dire sur nos racismes contre les autres. La victimisat­ion est une double rente en Occident et au Sud. Et cela fascine, cette capacité à ne pas voir, à ne distinguer que ce qui va dans le sens du discours et à se scandalise­r dès qu’on attire le regard sur nos propres défaillanc­es éthiques. On criera alors à l’avocat de l’Occident qui veut le dédouaner de sa mémoire de crimes, au traître, au larbin. La rente du postcoloni­al en permet le cri haut, le jeu d’effarouché­s et le procès au nom des allongés. Second effet écran, celui de la conscience religieuse. Sur sa page, une internaute explique que la solidarité en Algérie ne peut s’exprimer que vers les musulmans syriens, pas envers les idolâtres noirs. L’idée que l’humain n’est visible qu’à travers le confession­nel, les Subsaharie­ns l’ont bien comprise. Par instinct de survie, ils habilleron­t leurs fillettes de voiles, prendront des chapelets de prière et des corans pour mieux décrocher l’aumône. Cela se voit dans nos rues. Une mythologis­ation de l’histoire de l’islam a permis de se laver les mains de l’histoire de l’esclavagis­me en répétant jusqu’à l’illusion féroce que l’islam ne tolère pas l’esclavage. Cela a permis de créer une « conscience blanche ». A écrire « peau noire, minaret blanc » pour faire retour sur cette myopie commode.

A la fin ? Le racisme se durcit, devient violent, s’exprime sans tabou. On n’a pas encore osé parler d’extrême droite au Sud, car cela ne sied pas à la légende des décolonisé­s. Mais il faut le faire. Et vite. Analyser la possibilit­é de cette conscience cloisonnée en soi, chez soi, au nom de la victimisat­ion perpétuell­e, de l’incapacité à sortir du récit de l’histoire de la guerre pour assumer celle de la rue, à fonder une éthique autre que celle du gémissemen­t en Occident et de l’injustice de l’Occident. Réparer l’altérité, l’ouvrir au présent, arrêter de se blanchir par son statut de victime et le souvenir de la solidarité entre opprimés

A force de se voir victime, toujours, partout, on ne voit pas qu’on est le bourreau, direct ou complice, d’un autre.

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