L’éternelle rebelle
De la jeune fille déportée à la « ministre des femmes » et militante de l’Europe, la vie exemplaire d’une grande dame de France.
Cest une force qui s’évanouit, une flamme qui s’éteint. Simone Veil s’en est allée, et sans elle la France ne sera plus tout à fait la même. Elle en était l’une des figures les plus considérées, les plus aimées aussi. Le courage et la sincérité de ses engagements, au long de quarante années de vie publique, lui ont réservé depuis longtemps une place particulière dans le coeur des Français. Bien au-delà de sa personnalité politique – celle de la femme d’Etat, même, et à qui avant elle aurait-on pu décerner le titre ? –, elle reste un personnage, une héroïne, une référence. Une incarnation de la dignité et de la tolérance, intransigeante sur les principes et humaniste dans ses choix, insoumise aux mots d’ordre du conformisme et de la démagogie, éternellement rétive aux enrôlements politiciens qui aliènent la liberté de penser et de dire.
Un jour de mai 2011, à la Foire du livre de Saint-Louis, en Alsace, dont elle était l’invitée d’honneur (son autobiographie figurait déjà en tête des ventes), j’ai assisté à cette scène aussi touchante qu’édifiante. Alors que la file s’allongeait devant la table où elle dédicaçait gentiment son autobiographie d’une main tremblotante, un petit garçon demanda qui était cette femme que tout le monde voulait voir de si près, à qui chacun voulait offrir un sourire. La mère répondit : « C’est Simone Veil. Une grande dame. » Elle feignit de n’avoir pas entendu. Une grande dame : le condensé est efficace pour conter tant de vies en une seule, d’épreuves et de succès, de douleurs et de gloire. Comment résumer ce qui n’est pas un parcours, mais un destin ? Que laisser de côté dans ce qui n’est pas un bilan, mais presque une oeuvre ? Ministre, auteure de la loi légalisant l’avortement ; première présidente du Parlement européen élu au suff ra g e uni ve r s e l , membre d u Conseil constitutionnel, présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, académicienne, Simone Veil fut tout cela et bien davantage : une réformatrice audacieuse et sensible, une infatigable combattante de la réconciliation en Europe, une militante de la cause des femmes qui répugnait à se dire féministe, une autorité morale qui ne s’en sentait guère le droit – et pourtant…
« Survivre sans avoir renoncé à rien de son propre monde moral n’a été donné qu’à un tout petit nombre d’êtres supérieurs, de l’étoffe des saints et des martyrs » , a écrit Primo Levi, déporté comme elle et qui échoua, lui, à affronter la vie après l’horreur des camps. Ces mots
Que les Français aient choisi de l’appeler « Simone » est sans doute la seule familiarité qu’elle ait jamais admise.
semblent avoir été tracés pour Simone Veil. L’une de ses victoires est d’avoir donné, à tout jamais, un visage aux rescapés du Génocide. Et quel visage ! Altier, émouvant et volontaire, illuminé d’un regard vert capable de charmer comme de foudroyer. L’image d’une femme paisible mais intraitable, femme de fer mais non de pierre – car la pierre est inerte quand le métal, lui, se polit et brille – dont la raideur cachait une pudeur extrême et, chacun le sait, tant de souffrances enfouies. Que les Français aient choisi de l’appeler « Simone » est sans doute la seule familiarité qu’elle ait jamais admise. Mais avait-elle vraiment le choix ?
Enfant effrontée Quand on invitait Simone Veil à se décrire, le qualificatif qui lui venait était presque toujours le même : « Rebelle » . Elle disait vrai. Sous ses apparences de bourgeoise conservatrice – tailleur Chanel, perles, chignon –, elle demeurait une insatiable révoltée : contre les injustices de l’existence et du monde, contre les facilités du renoncement en politique, contre la fausse bravoure des discours extrémistes, contre le malheur et la mort qui lui ont enlevé tant des siens. « Au retour des camps, expliquait-elle en 1994 (1), pour pouvoir survivre, il nous a fallu composer avec un tas de choses. J’ai pu le faire parce que j’aime profondément la vie et les gens mais, dans le même temps, je n’ai que peu d’illusions. Peut-être est-ce pour cela que je me suis toujours méfiée de toute idéologie. Ce n’est de ma part ni pessimisme ni cynisme. Au contraire. Simplement, mon expérience du camp m’a appris la coexistence de l’ange et du démon chez le même être humain. La plupart sont capables du meilleur et du pire selon les circonstances. »
Enfant, c’était une effrontée, une tête de mule. Benjamine de quatre enfants (deux soeurs et un frère), née le 13 juillet 1927, elle est celle qui résiste au père. André Jacob est cultivé et plutôt tyrannique. Architecte, diplômé des Beaux-Arts, il élève ses filles et son fils comme des murs : il les veut droits et solides. A la maison, dans un quartier opulent de Nice, il impose la lecture de ses auteurs – des classiques uniquement, surtout les grands écrivains républicains, comme Zola ou Anatole France –, mais proscrit la musique. Il est un de ces juifs qui rendent grâce à la Révolution française d’avoir fait d’eux des citoyens. En 1914, il a payé son tribut en prenant l’uniforme contre les Allemands. Il est revenu des tranchées avec la haine des « boches » et de l’admiration pour Pétain. La petite Simone n’aime rien tant que contester son autoritarisme. Elle brave ses interdits, refuse de dire « oui, papa », comme il l’exige, résiste à ses corrections syntaxiques, dictionnaire en main. Surtout, elle souffre pour sa mère, Yvonne, qu’elle juge trop soumise au despotisme (éclairé) de son mari. Issue d’une famille d’origine allemande (les Steinmetz), Mme Jacob a rêvé d’être médecin, étudié la chimie, mais il lui est défendu de travailler. Elle parle politique à ses enfants, admire Léon Blum, prêche la tolérance. Elle aime son époux, mais à ses filles elle répète que, pour être indépendantes, il faut « faire des études et avoir un métier » . Simone ne l’oubliera pas.
« Lièvre agité » La judaïté n’a guère de place dans sa vie d’enfant. André Jacob est fier de ses ascendances, mais il interdit aussi la synagogue. Ses filles sont inscrites à la Fédération française des éclaireuses, organisation laïque, où Simone reçoit pour totem le « lièvre agité » . L’été 1933, à La Ciotat, ses parents rencontrent sur la plage un jeune philosophe qui enseigne en Allemagne : Raymond Aron. Entre deux parties de tennis, il leur décrit avec effroi la montée du nazisme, la fascination qu’exerce Hitler sur les masses, les persécutions contre les juifs. André Jacob ne veut pas y croire. Sa foi en la France l’emporte sur son antigermanisme. Même après la capitulation et le premier statut des juifs (adopté en octobre 1940 par le gouvernement de Vichy), il refuse de s’alarmer.
« J’aime profondément la vie et les gens mais, dans le même temps, je n’ai que peu d’illusions. » Simone Veil
Destination « Pitchipoï » A Nice, la communauté juive considère Pétain comme un aimable voisin : voilà vingt ans que le héros de la Grande Guerre passe ses vacances à Villeneuve-Loubet. Cet homme-là ferait-il du mal à ses compatriotes ? Il y a aussi Darnand, enfant du pays et héros de 14-18, dont la Légion des combattants, qui préfigure la Milice, recrute en masse dans la ville. En août 1942, lors des premières rafles, c’est dans les camions de sa société de transport que les juifs arrêtés seront conduits à la gare – il enverra la facture à la préfecture… L’angoisse monte. Peu nombreux sont ceux qui croient aux rumeurs de déportation qui commencent à circuler. Sauf Simone. « J’ai eu peur tout le temps », racontera-t-elle plus tard.
Elle-même est interpellée le 30 mars 1944, le lendemain des épreuves du bac, alors qu’elle se promène avec un ami néerlandais. A l’automne précédent, les nazis ont dépêché sur la Côte d’Azur leur meilleur exterminateur : Alois Brunner. Ce bureaucrate de la solution finale s’est fait une réputation en expédiant vers la mort 43 000 juifs de Salonique, en Grèce. Avec lui, le diable débarque sur la baie des Anges. Chargé par Simone de prévenir sa famille, son compagnon de promenade est suivi par la Gestapo : c’est ainsi que sa mère, sa soeur Madeleine (dite Milou) et son frère, Jean, sont capturés à leur tour. Ce sera ensuite le tour de son père – mais elle ne le reverra pas. Sa seconde soeur, Denise, ralliera la Résistance. Elle sera arrêtée en juin et déportée à Ravensbrück. Comme elle réussit à cacher qu’elle est juive, elle aura la vie sauve.
Arrivés au camp de prisonniers de Drancy le 7 avril 1944, les Jacob le quittent une semaine plus tard. Vers quelle destination ? « Pitchipoï », leur répondent en yiddish quelques codétenus : « le lieu inconnu ». Au matin, 1 480 hommes, femmes et enfants montent dans un train pour la Pologne. Aucun d’eux ne sait que les rails les emmènent jusqu’aux chambres à gaz. Un an après, 105 seulement seront encore en vie. Embarqués pour la Silésie, André et Jean Jacob ne reviendront jamais. Simone, elle, rentrera. Mais après avoir traversé l’enfer. « Le voyage a duré deux jours et demi, écrit-elle dans ses Mémoires (2) : du 13 avril à l’aube au 15 au soir à Auschwitz-Birkenau. C’est une des dates que je n’oublierai jamais, avec celle du 18 janvier 1945, jour où nous avons quitté Auschwitz, et celle du retour en France, le 23 mai 1945. Elles constituent les points de repère de ma vie. Je peux oublier beaucoup de choses, mais pas ces dates. Elles demeurent attachées à mon être le plus profond, comme le tatouage du numéro 78651 sur la peau de mon bras gauche. A tout jamais elles sont les traces indélébiles de ce que j’ai vécu. »
A l’ a r r i v é e a u c a mp, les nazis font le tri. Trop âgé, trop fatigué ou trop jeune, c’est
l’élimination certaine. Simone l’ignore, mais la providence est avec elle. « Dis que tu as 18 ans » , lui souffle un déporté. Elle en a 16, mais ça passe. Elle échappe aussi à la tonte des cheveux. « Tu es trop jolie pour mourir ici » , lui dit une kapo polonaise. Grâce à cette gardienne, Simone, sa mère et sa soeur sont affectées à des travaux de terrassement, puis au camp secondaire de Bobrek, sur la route de Cracovie. Ainsi échappent-elles au pire. Derrière les barbelés d’Auschwitz, ce ne sont pas seulement les juifs qui sont assassinés, mais l’humanité elle-même. Ici règnent la peur, la promiscuité humiliante, les tortures, les expérimentations les plus malsaines, sous l’égide du sinistre docteur Mengele. En trois ans, un sixième environ des victimes de la Shoah (soit 1 million de juifs et 120 000 autres déportés) vont périr dans cette usine à tuer.
Terrible exode En janvier 1945, les nazis évacuent le camp, inquiets de l’avancée des armées soviétiques. Le groupe de Simone est condamné à un terrible exode de cinq jours. Soixante-dix kilomètres à pied par un froid polaire, puis le train à travers la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’Allemagne. A l’arrivée à BergenBelsen, les wagons sont remplis de cadavres. Atteinte du typhus, exsangue, Yvonne Jacob meurt le 15 mars 1945. « Tout en elle était épuisé » , dit Milou à sa soeur. Avant son dernier souffle, elle leur laisse en héritage cette prière : « Ne veuillez jamais le mal aux autres, nous savons trop ce que c’est. »
« Vous n’avez pas honte ? » Désespérée, malade elle aussi, Simone trouve la force de survivre en soutenant son aînée. Quand les Anglais libèrent le camp, elle pèse 32 kilos. Un officier croit qu’elle a 40 ans… La guerre l’avait surprise à l’adolescence, elle en réchappe endurcie au-delà de l’imaginable, prête à toutes les épreuves. Habitée à jamais par la mémoire de sa mère. Et cuirassée par le besoin de vivre.
Hélas, la liberté n’a pas le goût espéré. A l’horreur du souvenir s’ajoute la culpabilité d’y avoir survécu. « Pourquoi moi ? » Comme des milliers d’autres, Simone se pose la question. Personne ne peut l’aider à y répondre. Dans l’Europe libérée, les rescapés de l’Holocauste ne rencontrent qu’indifférence, incompréhension ou suspicion. En convalescence en Suisse dans une pension pour jeunes filles, elle se fait réprimander pour être rentrée trop tard : « Après ce que vous avez vécu, lui dit-on, vous pensez encore à danser. Vous n’avez pas honte ? » Elle serre les dents.
Au consulat de Wiesbaden A son retour, un douanier français la fait déshabiller pour la fouiller. Elle encaisse. En France, les communistes ne parlent que de la Résistance ; les gaullistes, de la France. Nul ne dit mot des juifs. Comme des milliers d’autres survivants, elle a tenu pour témoigner ; mais personne ne veut entendre. Une de ses amies lui a dit : « Entre eux et nous, il y aura toujours les barbelés. Personne ne les coupera jamais. » Au bruit infernal des camps succède un silence pesant.