La noblesse de la liberté
Simone Veil : l’image d’une patricienne en tailleur Chanel défendant à la Chambre la liberté de choisir, celle qui allait délivrer du poids de la honte les femmes sans visage, les adolescentes sous-informées, les humbles abusées sans passe-droit pour les cliniques londoniennes, les victimes d’infâmes charcutages sous l’aiguille des faiseuses d’anges. Il y a là quelque chose de cette noblesse française qui considère tous les dénuements avec compassion, et évoque moins une politicienne de la Ve République que le Victor Hugo des « Misérables ». Ce moment cristallise aussi une évolution qui devenait irréversible, et dont la pierre angulaire reste la loi Neuwirth, en 1967 : la pilule contraceptive avait alors été légalisée avec l’aval du mâle alpha de la légende nationale, le général de Gaulle lui-même.
En 1975, le libéral Giscard s’inscrit dans le même sillage. Sans doute la contraception orale rendait-elle l’IVG résiduelle, ultime recours pour celles qui étaient passées à travers les mailles de la prévention chimique. Résiduelle, mais pas superflue : le procès de Bobigny et l’éloquence de Gisèle Halimi démontrèrent qu’il restait des laissées-pour-compte, par ignorance, indigence ou maladresse, de cette promesse de fécondité maîtrisée. Ce fut donc le rôle de l’ancienne magistrate Simone Veil que de défendre la loi qui porterait son nom. Elle dut affronter, jusqu’aux larmes, le visage à front de boeuf de ce que Simone de Beauvoir nommait la « chiennerie française » . Mais aussi un débat éthique dont la réponse, dans un pays encore très christianisé, n’allait pas de soi. Faire prévaloir la considération des misères concrètes sur les prescriptions du dogme religieux, telle fut la logique qui emporta la conviction de catholiques éclairées telles qu’Hélène Missoffe, qui monta alors au créneau pour soutenir sa consoeur en politique.
Sans doute la figure de Simone Veil donnait-elle un plein crédit à cette réforme âprement discutée : pour avoir mesuré en tant que déportée le prix de la vie, elle était légitime à défendre le choix du moment où elle serait donnée. De même s’imposera-t-elle plus tard comme l’icône qu’un Parlement européen se devait de porter à sa tête. C’est ainsi que, vers la fin des Trente Glorieuses, l’écho d’un suicide européen, celui des années 1940, conformait la liberté que des aînés blessés par l’Histoire concédaient à leur progéniture hédoniste.
Car la loi Veil tomba sur un peuple d’enfants-fleurs, frottés de patchouli et de rock planant. Dopé par la majorité à 18 ans, leur rêve d’amour libre prenait consistance par la volonté de l’Etat, bien souvent contre celle des parents. Quels en furent les effets ? Il existait alors un féminisme lourd, mimant la militance politique des partis et des syndicats, qui se gargarisait de slogans plombés, sinon hystériformes. Mais il y eut surtout, au quotidien et sans trop de phrases, la merveilleuse prise de liberté dont des millions de jeunes femmes de cette génération furent les pionnières, débordant volontiers par leur intrépidité des garçons éblouis mais souvent plus timides. Louée soit Simone Veil, libérale de progrès, pour avoir accompagné l’expression de ce versant révolutionnaire du désir féminin, qui existe plus fort dans les époques où l’argent compte moins. C’étaient les années 1970.
Avec la distance, on ne peut que constater aujourd’hui une certaine mutation anthropologique dans les approches de la fécondité. Au moins jusqu’à sa vingt-cinquième année, une jeune Française de ce temps-là, confortée par les lois Neuwirth et Veil, était encline à organiser sa propre parenthèse enchantée : libérée des grossesses accidentelles, elle rejoignait les hommes dans leur insouciance amoureuse – ce qui fut un important facteur d’égalité – et vivait ses initiations comme un darwinisme sentimental préludant au choix du partenaire nuptial. La possibilité d’une naissance, au moins pour un temps, était regardée comme un obstacle au « jouir sans entraves » , même si des conceptions différées n’empêchèrent pas cette génération française de se maintenir au sommet de la natalité européenne. La liberté s’exprimait donc dans le choix de ne pas avoir d’enfant, ou pas tout de suite. Or, de nos jours, il semble que le marqueur de liberté se soit déplacé vers le désir d’en avoir à tout prix : FIV, mères porteuses, PMA et GPA, homoparentalité, c’est sur cette revendication qui n’est pas contraceptive, mais au contraire surfécondatrice, que les débats de notre époque se cristallisent. S’il a existé un moment Simone Veil, cette grande figure de l’humanisme français vient de s’effacer dans un paysage de transhumanisme mondialisé qui n’était plus le sien. Il reviendra à d’autres législateurs d’édicter la loi des nouvelles cornues
Cette grande figure de l’humanisme vient de s’effacer dans un paysage de transhumanisme mondialisé.