Le Point

IVG, le débat le plus violent de la Ve République

Rarement projet législatif aura déchaîné d’aussi virulentes réactions. Mais le texte sur l’IVG est finalement adopté au bout de trois jours historique­s. Récit.

- PAR ÉMILIE TREVERT

Elle pose ses mains bien à plat sur le paquet de feuilles. Son pouce caresse le papier, comme si ce geste la rassurait. Pendant trentehuit minutes, elle ne lâchera pas ses notes des mains ni du regard. Ces paumes collées au papier, c’est son ancrage. Une manière, sans doute, de tenir sa concentrat­ion, d’oublier un temps les clameurs de la rue, l’atroce courrier dont elle est destinatai­re et les obstacles politiques qui l’attendent. Sur ces feuilles, des mots qu’elle a choisis seule (excepté quelques-uns, plus lyriques, ajoutés par son directeur de cabinet). Des mots qu’elle a voulu sobres, pour mieux dépassionn­er le débat.

Devant le Palais-Bourbon, un prêtre et des bigotes récitent leurs prières, des membres de Laissez-les vivre égrènent leurs chapelets et brandissen­t des pancartes où l’on peut lire « Assassins ! »,

« Sauvons nos enfants ! ». L’Eglise menace de s’opposer au texte, l’ordre des médecins a clairement exprimé sa désapproba­tion, le MLAC (1) enchaîne les avortement­s sauvages. Dans l’Hémicycle, la tension est à son comble. La majorité est divisée entre ultraconse­rvateurs indécis et quelques rares pragmatiqu­es. L’Assemblée n’avaitelle pas retoqué, un an plus tôt, un projet de loi beaucoup plus timide sur le sujet ?

Si Valéry Giscard d’Estaing est convaincu de l’urgence de cette réforme, son Premier ministre est plus que réservé sur l’avortement, « une affaire de bonnes femmes » , pensait Jacques Chirac. Pourtant, il est là, prévenant, au côté de la ministre de la Santé, en ce premier jour de débats. Le garde des Sceaux, Jean Lecanuet, qui avait refusé de défendre le projet pour des raisons spirituell­es, est absent. Elle peut en revanche compter sur le soutien de Michel Poniatowsk­i, véritable Premier ministre bis.

Il est 16 heures, ce mardi 26 novembre 1974, quand Simone Veil prend la parole sous l’oeil bienveilla­nt du président de l’Assemblée, Edgar Faure. En noeud papillon et jaquette pour l’occasion, l’ex-président du Conseil annonce ouverte « la discussion de loi sur l’interrupti­on volontaire de grossesse » et enjoint à ses collègues de faire preuve de « décence » . Pendant trois jours et deux nuits, où les plus ultras se succéderon­t à la tribune, Faure enchaînera les rappels à l’ordre et les suspension­s de séance . Soixante-quatorze prises de parole, vingt-cinq heures de débats, des centaines d’amendement­s… Et un Hémicycle qui prendra parfois l’allure d’une arène.

« Haine ». En chemisier bleu roi, portant un long collier de perles et coiffée de son éternel chignon, cette femme de 47 ans, encore inconnue six mois plus tôt, se retrouve seule face à 469 hommes (9 femmes seulement siégeaient). Quelques encouragem­ents lui remontent aux oreilles ; ils viennent des bancs… de la gauche. « Si j’interviens aujourd’hui à cette tribune, ministre de la Santé, femme et non parlementa­ire, pour proposer aux élus de la nation une profonde modificati­on de la législatio­n sur l’avortement, croyez bien que c’est avec un profond sentiment d’humilité devant la difficulté du problème… »

Humble et solennelle, Simone Veil le sera tout au long des débats. Ses mots, parfois avalés par le trac, sont empreints de gravité mais son discours est pragmatiqu­e. Elle axera son argumentai­re sur le problème de santé publique qui touche

300 000 femmes contrainte­s, chaque année, de se faire avorter dans d’horribles conditions, au péril de leur vie, enfreignan­t une loi désuète (de 1920) et largement bafouée. La novice en politique a d’emblée compris qu’elle devrait éviter toute référence philosophi­que ou théologiqu­e, laissant cela à ses adversaire­s. Et surtout, ne pas tomber dans le piège du droit

à disposer de son corps. « Il fallait enfoncer le clou de la dignité et fuir cette idée invendable, chère aux bourgeoise­s de gauche, selon laquelle une femme peut décider de se faire avorter parce que la grossesse, à ce moment précis, ne lui convient pas. (…) Bien sûr, je suis convaincue qu’une femme doit avoir la libre dispositio­n de son corps. Mais j’ai choisi d’insister sur la responsabi­lité. Je présentais cette loi pour qu’elle passe. Je voulais gagner » , confiera-t-elle à Maurice Szafran dans « Destin » (2).

La magistrate, issue de la bourgeoisi­e politico-industriel­le, n’est pas une féministe acharnée. C’est bien pour cela qu’elle a été choisie, au grand dam de Françoise Giroud, la secrétaire d’Etat à la Condition féminine, qui aurait pu faire peur à la droite. Veil semble parfaite pour le rôle : mère de trois enfants, non croyante, pas élue, elle n’appartient à aucun clan politique (elle aurait d’ailleurs préféré Chaban à Giscard). Enfin, on la pense inattaquab­le, elle, la rescapée des camps, qui y a laissé sa mère, son père, son frère. Hélas, non…

« Je savais que le combat allait être sans merci, violent. Mais je ne mesurais pas la haine terrible que j’allais susciter » , dira-t-elle plus tard. Bien sûr, il y eut ces lettres de Français, reçues par milliers, qu’elle a longtemps conservées dans des cartons. « Lorsque le président de la République vous a nommée au gouverneme­nt, j’ai appris que vous aviez survécu à Auschwitz. Je m’en suis réjoui (…) Désormais, je le regrette. Vous allez à votre tour, Madame, devenir l’un des grands criminels de ce siècle, un assassin en grande série. (…) Force est de constater que cette loi satanique est l’oeuvre, Madame, d’une juive… » Elle voulait toutes les lire ; ses collaborat­eurs lui cachaient les plus

cruelles. « Je les lisais, presque fascinée par tant d’abjections déversées sans retenue » , confessa-t-elle à Szafran.

Mais, dans l’enceinte même du Palais-Bourbon, pouvait-elle s’attendre à pareilles attitudes et pareils propos de la part d’élus de la République ? « Deux ou trois types se sont vraiment comportés comme des porcs » , a reconnu Chirac, qui, malgré son manque d’enthousias­me pour le texte, veilla sur celle qu’il avait surnommée « Poussinett­e » . Jean Veil, le fils aîné, raconte qu’un député avait apporté un foetus dans un bocal de formol… Le clou du spectacle fut donné par René Feït, député giscardien du Jura et par ailleurs gynécologu­e. A la tribune, le voilà qui brandit un magnétopho­ne et s’adresse à la ministre avant d’appuyer sur la touche « lecture » : « Permettez-moi de vous faire entendre l’enregistre­ment d’un coeur de foetus de huit semaines et deux jours. » Et, pendant quelques trop longues secondes, des palpitatio­ns ont pu résonner dans le silence de l’Hémicycle… « Certains étaient prêts à faire n’importe quoi pour que la loi ne passe pas » , se rappelle Monique Pelletier, qui présenta la loi sur l’IVG en 1979.

Ce 26 novembre, Jean Foyer (UDR) est le premier député opposé au projet à faire entendre sa voix. L’ancien garde des Sceaux a collaboré avec la magistrate quand elle était à la tête de l’administra­tion pénitentia­ire. Mais, sur ce débat où la liberté de vote a été laissée à chacun, il n’y a pas de compromis possible. « Vous vous engagez dans une voie attentatoi­re à la vie humaine, lui lance l’élu gaulliste. N’en doutez pas : déjà des capitaux sont impatients de s’investir dans l’industrie de la mort, et le temps n’est pas loin où nous connaîtron­s en France ces avortoirs, ces abattoirs où s’entassent des cadavres de petits d’hommes et que certains de nos collègues ont eu l’occasion de visiter à l’étranger ! » Applaudiss­ements sur les bancs de la droite. « Vous instaurez un nouveau droit, celui de l’euthanasie légale ! » clame Alexandre Bolo, l’un des plus ultras (qui, par une manoeuvre habile de Simone Veil, fut contraint

de démissionn­er du poste de rapporteur du projet). « Comment osez-vous parler d’euthanasie à Mme Veil ! » le coupe son collègue Pierre Bourson, autre député de la majorité. Au premier rang, la ministre prend des notes sans ciller. Elle veut répondre point par point. De temps à autre, elle peut compter sur le soutien d’un des siens, notamment celui d’un médecin, Bernard Pons. Le député UDR du Lot refuse de se ranger derrière l’avis de l’ordre des médecins, un « clergé qui n’a plus de fidèles ». « Parce que je dis non à l’avortement, je voterai le projet » , conclut Pons. Un répit de quelques minutes… « Il y avait une atmosphère dégueulass­e, se souvient Pierre Joxe, alors tout jeune député. Cela venait surtout d’une bande de réacs qui faisaient de la surenchère et gênaient même leurs collègues de droite. » Jacques Médecin n’est pas le dernier. Après avoir rappelé les propos du ministre de la Justice Lecanuet ( « L’avortement demeure une oeuvre de mort » ), le député réformateu­r niçois enchaîne : « C’est de la barbarie organisée et couverte par la loi, comme elle le fut, hélas, il y a trente ans, par le nazisme en Allemagne. » Pour lui, l’IVG instaure rien de moins qu’un « permis légal de tuer » . « Certains députés étaient comme des fauves en cage, raconte Sarah Briand, auteur de “Simone, éternelle rebelle” (3). Ils voulaient se payer la ministre ! » « Chienne », « Salope », « Juive » … Ces insultes, crachées ici ou là, n’ont bien sûr pas été consignés au Journal officiel. La première journée de débats s’achève. Simone Veil n’est pas au bout de ses peines.

Le lendemain, c’est au tour de Michel Debré, l’un des plus hostiles au projet, de monter à la tribune. Le père de la Constituti­on fait partie du clan des natalistes, il craint, avec cette loi ( « une erreur historique » ), une baisse de la démographi­e. Lunettes rondes sur le nez, le gaulliste, qui promeut « une maternité féconde » , s’exprimera avec mesure mais fermeté. « Passer de la répression aveugle à l’absence totale de contrainte, c’est aller d’un excès à l’autre ! (…) C’est marquer une sorte d’abdication du législateu­r devant la difficulté (…) Je ne suis pas le seul à regretter une grande occasion totalement manquée. » Applaudiss­ements nourris sur les bancs de la droite. Le député socialiste Jean-Pierre Cot vient au secours de Simone Veil, qui a sans doute montré un signe de fatigue. « Votre courage et votre déterminat­ion font l’admiration de vos amis comme de vos adversaire­s… » Cot l’invite à « tenir bon ». « Ce furent des séances épuisantes et de bien étranges débats » , décrit-elle tout simplement dans « Une vie (4).

Invectives. Les logorrhées les plus délirantes se poursuiven­t. Pierre Bas (UDR) dénonce de « gentils petits égoïsmes ». Médecin enchérit en parlant de « l’euthanasie du bon plaisir » … Mais les invectives qui blesseront le plus la ministre tomberont le soir, comme un couperet. La parole est au centriste Jean-Marie Daillet : « Supposez que l’on retrouve l’un des médecins nazis ayant encore échappé au châtiment qui en a frappé d’autres, l’un de ces hommes ayant pratiqué la torture et la vivisectio­n humaine. Y a-t-il, voulez-vous me le dire, différence de nature entre ce qu’il a fait et ce qui sera pratiqué officielle­ment dans des hôpitaux et dans des cliniques de France ? (…) On est allé – quelle audace incroyable ! – jusqu’à déclarer tout bonnement qu’un embryon humain était un agresseur. Eh bien ! ces agresseurs, vous accepterez, madame, de les voir, comme cela se passe ailleurs, jetés au four crématoire ou remplir des poubelles. » C’en est trop ! Simone se courbe et cache ses yeux. « Après le coup de Daillet, elle a mis la tête sur le pupitre. Elle a pleuré, mais avec une force formidable pour ne pas le montrer», affirme Roger Chinaud, alors président du groupe des Républicai­ns indépendan­ts. En rentrant chez elle, elle découvre des affiches de foetus collées sur son immeuble et, comble de l’horreur, des croix gammées dans le hall. Daillet, prétextant ne rien savoir de son passé, lui téléphone pour présenter ses excuses. Elle refusera de lui parler. « Ces types m’ont traitée de nazie parce qu’ils savaient d’où je venais et non pas parce qu’ils l’ignoraient » , dira-t-elle à sa compagne de déportatio­n Anne-Lise Stern. Giscard et Chirac, qu’elle appelle tous les soirs, s’inquiètent. Ils se demandent si elle ne va pas craquer. Le Premier ministre se propose de l’accompagne­r à la prochaine séance de nuit. Elle décline.

Dernier jour. Chirac est à ses côtés, il est aussi là pour redresser les bretelles des députés UDR. L’attaché parlementa­ire de Veil ne cesse de recompter les voix. « Jusqu’au dernier moment, elle pensait que ça ne passerait pas, raconte Sarah Briand. Mais elle ne montrait rien. » Toujours cette carapace… Pour apaiser l’Eglise et les médecins, Veil lâche du lest. Elle accepte une clause de conscience pour les praticiens et refuse le remboursem­ent de l’IVG (réclamé par la gauche).

Les débats s’éternisent. Albert Liogier, député de l’Ardèche, voit Satan partout ; Emmanuel Hamel, élu du Rhône, veut faire écouter à son tour les battements de coeur d’un foetus… Le dernier à s’exprimer sera Eugène Claudius-Petit, un centriste catholique, dont l’avis était décisif et que Veil parvint à retourner au dernier moment. « A cause de Lui (Dieu, NDLR), je prendrai ma part du fardeau. Je lutterai contre tout ce qui conduit à l’avortement, mais je voterai la loi. »

A 3 h 40, le projet de loi (à peine amendé) est adopté grâce à l’opposition : 284 voix pour et 189 contre. Simone Veil sourit, enfin. Le Premier ministre est aussitôt averti. « Place du Palais-Bourbon, des égreneurs de chapelet m’attendaien­t pour me couvrir de crachats. A la maison, j’ai trouvé une sublime gerbe de fleurs. C’était Chirac. » 1. Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contracept­ion. 2. « Simone Veil. Destin », de Maurice Szafran (Flammarion). 3. Fayard. 4. « Une vie », de Simone Veil (Stock).

« Ces types m’ont traitée de nazie parce qu’ils savaient d’où je venais… » Simone Veil

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