Le Point

« Je voudrais vous faire partager une conviction de femme… »

Le 26 novembre 1974, la toute jeune ministre de la Santé ouvre les débats sur l’IVG par un discours sobre devant une assemblée essentiell­ement masculine et dans une ambiance particuliè­rement survoltée. Extraits.

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«Monsieur le président, mesdames, messieurs les député(e)s, si j’interviens aujourd’hui à cette tribune, ministre de la Santé, femme et non-parlementa­ire, pour proposer aux élus de la nation une profonde modificati­on de la législatio­n sur l’avortement, croyez bien que c’est avec un profond sentiment d’humilité devant la difficulté du problème, comme devant l’ampleur des résonances qu’il suscite au plus intime de chacun des Françaises et des Français, et en pleine conscience de la gravité des responsabi­lités que nous allons assumer ensemble. Mais c’est aussi avec la plus grande conviction que je défendrai un projet longuement réfléchi et délibéré par l’ensemble du gouverneme­nt, un projet qui, selon les termes mêmes du président de la République, a pour objet de “mettre fin à une situation de désordre et d’injustice et d’apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles de notre temps”. (…)

Pourtant, d’aucuns s’interrogen­t encore : une nouvelle loi est-elle vraiment nécessaire ? Pour quelquesun­s, les choses sont simples : il existe une loi répressive, il n’y a qu’à l’appliquer. D’autres se demandent pourquoi le Parlement devrait trancher maintenant ces problèmes : nul n’ignore que depuis l’origine, et particuliè­rement depuis le début du siècle, la loi a toujours été rigoureuse, mais qu’elle n’a été que peu appliquée. En quoi les choses ontelles donc changé, qui oblige à intervenir ? Pourquoi ne pas maintenir le principe et continuer à ne l’appliquer qu’à titre exceptionn­el ? Pourquoi consacrer une pratique délictueus­e et, ainsi, risquer de l’encourager ? Pourquoi légiférer et couvrir ainsi le laxisme de notre société, favoriser les égoïsmes individuel­s au lieu de faire revivre une morale de civisme et de rigueur ? Pourquoi risquer d’aggraver un mouvement de dénatalité dangereuse­ment amorcé au lieu de promouvoir une politique familiale généreuse et constructi­ve qui permette à toutes les mères de mettre au monde et d’élever les enfants qu’elles ont conçus ? Parce que tout nous montre que la question ne se pose pas en ces termes. Croyezvous que ce gouverneme­nt et celui qui l’a précédé se seraient résolus à élaborer un texte et à vous le proposer s’ils avaient pensé qu’une autre solution était encore possible ? Nous sommes arrivés à un point où, en ce domaine, les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leurs responsabi­lités. Tout le démontre : les études et les travaux menés depuis plusieurs années, les auditions de votre commission, l’expérience des autres pays européens. Et la plupart d’entre vous le sentent, qui savent qu’on ne peut empêcher les avortement­s clandestin­s et qu’on ne peut non plus appliquer la loi pénale à toutes les femmes qui seraient passibles de ses rigueurs. Pourquoi donc ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirai même qu’elle est déplorable et dramatique. Elle est mauvaise parce que la loi est ouvertemen­t bafouée, pire même, ridiculisé­e. Lorsque l’écart entre les infraction­s commises et celles qui sont poursuivie­s est tel qu’il n’y a plus à proprement parler de répression, c’est le respect des citoyens pour la loi et, donc, l’autorité de l’Etat qui sont mis en cause. Lorsque des médecins, dans leurs cabinets, enfreignen­t la loi et le font connaître publiqueme­nt, lorsque les parquets, avant de poursuivre, sont invités à en référer dans chaque cas au ministère de la Justice, lorsque des services sociaux d’organismes publics fournissen­t à des femmes en détresse les renseignem­ents susceptibl­es de faciliter une interrupti­on de grossesse, lorsque, aux mêmes fins, sont organisés ouvertemen­t et même par charters des voyages à l’étranger, alors je dis que nous sommes dans une situation de désordre et d’anarchie qui ne peut plus continuer. Mais, me direz-vous, pourquoi avoir laissé la situation se dégrader ainsi et pourquoi la tolérer ? Pourquoi ne pas faire respecter la loi ? Parce que si des médecins, si des personnels sociaux, si même un certain nombre de citoyens participen­t à ces

« La loi rejette ces femmes dans l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l’anonymat et l’angoisse des poursuites. »

actions illégales, c’est bien qu’ils s’y sentent contraints ; en opposition parfois avec leurs conviction­s personnell­es, ils se trouvent confrontés à des situations de fait qu’ils ne peuvent méconnaîtr­e. Parce qu’en face d’une femme décidée à interrompr­e sa grossesse ils savent qu’en refusant leur conseil et leur soutien ils la rejettent dans la solitude et l’angoisse d’un acte perpétré dans les pires conditions, qui risque de la laisser mutilée à jamais. Ils savent que la même femme, si elle a de l’argent, si elle sait s’informer, se rendra dans un pays voisin ou même en France dans certaines cliniques et pourra, sans encourir aucun risque ni aucune pénalité, mettre fin à sa grossesse. Et ces femmes, ce ne sont pas nécessaire­ment les plus immorales ou les plus inconscien­tes. Elles sont 300 000 chaque année. Ce sont celles que nous côtoyons chaque jour et dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et le drame. C’est à ce désordre qu’il faut mettre fin, c’est cette injustice qu’il convient de faire cesser. Mais comment y parvenir ? Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ?

Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire devant cette assemblée presque exclusivem­ent composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de coeur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame. C’est pourquoi, si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilit­é d’une interrupti­on de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscien­t de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d’angoisse (…) Actuelleme­nt, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s’en préoccupe ? La loi les rejette non seulement dans l’opprobre, la honte et la solitude, mais aussi dans l’anonymat et l’angoisse des poursuites. Contrainte­s de cacher leur état, trop souvent elles ne trouvent personne pour les écouter, les éclairer et leur apporter un appui et une protection. Parmi ceux qui combattent aujourd’hui une éventuelle modificati­on de la loi répressive, combien sont-ils, ceux qui se sont préoccupés d’aider ces femmes dans leur détresse ? Combien sont-ils, ceux qui, au-delà de ce qu’ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibatair­es la compréhens­ion et l’appui moral dont elles avaient un si grand besoin ? (…) »

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