Le Point

Survivre aux camps

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN

Rescapée de la Shoah, où elle perdit ses parents et son frère, Simone Veil pensait chaque jour à eux. Ce souvenir imprégnera tous ses combats.

Dans la vie peu banale de Simone Veil, née Jacob, la fin du mois de janvier 2005 fut assez particuliè­re. Le 27, elle retourne pour la première fois à Auschwitz avec ses enfants et ses petits-enfants, là même où elle était arrivée, soixante ans plus tôt, le 15 avril 1944, avec sa mère et sa soeur Milou. Un voyage en famille, longtemps reculé, pour lequel elle ne se sentait jusque-là pas prête. Ce jour-là, elle montre, raconte in situ. Elle prend aussi la parole officielle­ment. Car celle qui avait été nommée par Lionel Jospin présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah lors de sa création, en 2000, était devenue la porte-parole internatio­nalement reconnue des anciens déportés. A toutes les grandes tribunes – Onu, Conseil de l’Europe –, elle était désignée pour s’exprimer sur le sujet. « Que seraient devenus ce million d’enfants juifs assassinés, ici ou dans les ghettos ou dans d’autres camps d’exterminat­ion ? Ce que je sais, c’est que je pleure encore chaque fois que je pense à tous ces enfants et que je ne pourrai jamais les oublier » , dit-elle ce jour-là. Le temps n’y peut rien. Dès qu’elle parle de la Shoah, c’est la même émotion qui l’étreint et touche son auditoire. Quatre jours plus tôt, elle avait également pleuré en lisant les noms de son père, André Jacob, de son frère, Jean, de sa mère, Yvonne, qui venaient d’être gravés sur le mur du Mémorial de la Shoah, le mur des Noms, qu’elle allait inaugurer. Quelques moments d’intimité qu’elle expliqua ainsi dans son discours : « J’ai

souhaité voir ce mur avant de parler devant vous. Je craignais en effet d’être trop bouleversé­e, et qu’il ne me soit pas possible de m’exprimer. »

La Shoah, à laquelle elle disait penser chaque jour, a évidemment scindé sa vie en un avant et un après. « J’ai depuis longtemps dépassé l’idée d’immortalit­é dans la mesure où je suis déjà un peu morte

dans les camps » , déclarait-elle avec un humour foudroyant dans son discours de réception à l’Académie française. Il suffit, comme l’a fait Sarah Briand dans sa biographie, de se pencher sur son épée pour comprendre ce que Simone Veil souhaitait voir graver pour l’éternité. Une carapace de tortue, symbole de longévité, un portrait de femme qui ressemblai­t à sa mère, des branches d’olivier – l’arbre de la paix – qui côtoyaient les flammes des fours crématoire­s, ainsi que le nom de Birkenau et son numéro de matricule, le 78651, qu’elle portait tatoué à son avant-bras depuis l’âge de 16 ans. Son autre identité. Qui allait transforme­r une très jolie jeune fille déjà éveillée en une femme engagée dont les combats allaient tous, également, porter la marque sous-cutanée du génocide et de l’expérience concentrat­ionnaire : l’améliorati­on des conditions de vie des détenus – y compris des prisonnier­s algériens en pleine guerre d’Algérie –, quand cette juriste faisait carrière dans l’administra­tion pénitentia­ire ; le droit des femmes à disposer de leur corps ; l’Europe, ce continent dont les dissension­s étaient à l’origine des guerres ; les crimes contre l’humanité enfin, dont elle présida le Fonds au profit des victimes.

Exemplaire, son destin le fut. Exemplaire aussi, le sort de sa famille, vieille lignée juive de l’est de la France, laïque, athée, assimilée mais rattrapée par la politique antisémite de Vichy. Si chez les Jacob, installés à Nice, on était conscient de l’avancée du nazisme – dès 1934, ils hébergèren­t des juifs fuyant l’Allemagne et l’Autriche, et Simone devint amie avec la petite-fille de Sigmund Freud –, on ne doutait pas que la France saurait se dresser en rempart infranchis­sable. Prisonnier durant la Grande Guerre, le père, architecte déclassé, brûlait de remettre la pâtée aux « boches ». Les statuts des juifs de Vichy viennent ébranler la certitude qu’en tant que juif français on ne craint rien. L’arrivée à Nice des équipes SS d’Alois Brunner au printemps 1943 avive ces craintes. La famille est éparpillée, et Simone, munie de faux papiers qu’elle avait d’abord voulu refuser, est hébergée à Cimiez chez les porcelaini­ers Villeroy. Refoulée de son lycée, elle n’a pas renoncé à passer son bac, qu’elle prépare en bibliothèq­ue. Bien qu’elle soit la cadette de quatre enfants, son caractère inquiet l’a prédisposé­e à appréhende­r très tôt la guerre, le danger, la violence : « C’est toi, me disait ma soeur Milou, qui étais la plus lucide sur la situation. Tu étais la seule à pressentir ce qui allait arriver » , écrit-elle dans ses Mémoires, « Une vie ». Le lendemain des examens, le 30 mars 1944, elle est appréhendé­e par deux policiers allemands qui l’embarquent à l’hôtel Excelsior, le siège de la Gestapo niçoise. Par un malencontr­eux concours de circonstan­ces, elle y est rejointe peu après par sa mère, sa soeur Milou et son frère Jean. Dans ses Mémoires, elle exprime sa culpabilit­é d’avoir été, involontai­rement, à l’origine de cette arrestatio­n collective. De même qu’elle ne se pardonne pas d’avoir avec sa

soeur incité son frère Jean à accepter l’offre allemande – mensongère – de travailler pour l’organisati­on Todt plutôt que de partir avec elles. Jean, ainsi que leur père, André, arrêté quelques jours plus tard, sera déporté dans un convoi de juifs français envoyés à Kaunas, en Lituanie, pour y déterrer les cadavres des juifs lituaniens assassinés. Leurs traces se perdent là-bas et Simone, jusque dans ses dernières années, mènera de vaines recherches pour en savoir plus. Devinait-elle, à Drancy, le sort qui l’attendait ? « Je n’avais jamais entendu parler de chambres à gaz, de fours crématoire­s ou de mesures d’exterminat­ion. Personne ne connaissai­t Auschwitz, dont le nom n’était jamais prononcé » , insiste-t-elle dans ses Mémoires, précisant qu’elle n’était même pas au courant de la rafle du Vél-d’Hiv. Dans le train qui l’emmène à ce Pitchipoï qui va bientôt prendre la forme plus concrète des rampes de Birkenau se manifeste un premier signe de la chance qui ne va cesser d’accompagne­r sa tragédie. En ce 13 avril, il ne fait ni froid ni chaud et, chose rare, personne ne meurt durant le supplice ferroviair­e de 48 heures. Simone, de plus, est restée avec sa mère et sa soeur Milou. Une bonne âme la sauve à sa descente du train, dans le camp, en lui murmurant de répondre qu’elle a 18 ans et non pas 16. Elle rejoint ainsi la « bonne file » , s’étant bien gardée – là aussi, l’at-on conseillée ?– de ne pas monter dans ces camions que les SS proposaien­t aux gens « fatigués » qu’ils envoyaient ensuite directemen­t à la chambre à gaz.

Pourquoi a-t-elle survécu ? « Il fallait une certaine agressivit­é, expliquera-t-elle lors d’une interview dans les années 1970. Ceux qui étaient trop bons, qui se laissaient complèteme­nt dépouiller, ne pouvaient pas résister. Maman et Milou étaient de cette catégorie. C’est peutêtre là que je leur ai servi. J’étais plus dure. » « On dit que vous avez un caractère difficile, mais on ne sort pas vivante de la Shoah le sourire aux lèvres » , remarqua Jean d’Ormesson lorsqu’il la reçut sous la Coupole. Elle est la cadette, la plus belle aussi. Dans ses Mémoires, elle ne fait pas mystère de cette beauté qui lui a sans doute sauvé la vie, même si elle doit ce salut à la chef du camp des femmes, Stenia, une ancienne prostituée polonaise, qui la repère : « Tu es vraiment trop jolie pour mourir ici. Je vais faire quelque chose pour toi en t’envoyant ailleurs. » Mais Simone forme avec sa soeur et sa mère « un noyau d’humanité garanti » , comme le résume Anne-Lise Stern dans la biographie de Maurice Szafran, « Simone Veil. Destin ». « J’ai une mère et une soeur. Je ne peux pas accepter d’aller ailleurs si elles ne viennent pas avec moi » , lui réplique la jeune déportée. D’ordinaire intraitabl­e, la Kapo se laisse attendrir et accepte, sans contrepart­ie sexuelle, insiste Simone Veil. Après avoir participé aux travaux de constructi­on de la rampe qui va servir à amener au coeur même de Birkenau les 400 000 juifs hongrois qu’elle a vu gazer en juin et juillet, Simone se retrouve donc exfiltrée à Bobrek, au sein de l’usine Siemens, à bâtir des murs inutiles. Les soupes y sont plus épaisses, la discipline moins féroce, le calme règne et pas un mort ne sera à déplorer, précise-t-elle, lors de son séjour jusqu’à l’évacuation du camp, le 18 janvier 1945. Elle veille ainsi sur sa mère, déjà affaiblie, qui va cependant s’éteindre à petit feu après une marche de 70 kilomètres jusqu’à Gleiwitz et un périple ferroviair­e de plusieurs jours qui les conduira à Mauthausen, Prague, Dora, puis enfin Bergen-Belsen, où règnent le chaos et le typhus. « L’enlèvement des cadavres n’était plus assuré, de sorte que les morts se mêlaient aux vivants. » Incroyable

hasard, Simone retombe sur Stenia, qui la reconnaît et la place dans la cuisine des SS. Un geste qui la sauve une nouvelle fois. Malgré la nourriture qu’elle peut détourner, sa mère meurt du typhus le 15 mars : une disparitio­n qu’elle n’a jamais acceptée : « Chaque jour, maman se tient près de moi et je sais que ce que j’ai pu accomplir dans ma vie l’a été grâce à elle. » Sa soeur tombe aussi gravement malade et elle-même commence à ressentir les premiers symptômes de l’épidémie, lorsque le camp est libéré par les Anglais, le 15 avril. Mais, pour revenir en France, à l’hôtel Lutetia, il lui faudra attendre le 23 mai 1945, une de ces dates « ancrées en elle comme le numéro de son tatouage » . Elle ne se prive pas de souligner le régime injuste subi par les déportés juifs rapatriés par la France en camion alors que les prisonnier­s militaires, eux, avaient droit à l’avion. De même décrit-elle sans détour le climat d’antisémiti­sme persistant de l’après-guerre en France. Alors que, les premiers temps, elle se cache derrière les rideaux, tant le monde lui semble devenu irréel, on la renvoie parfois, dans son métier de magistrate, à son identité juive ou bien l’on compare son numéro de matricule à un numéro de vestiaire. Elle apprend à ne pas en parler, d’autant plus que son mari, Antoine Veil, répugne à ce qu’elle

évoque ces années-là. Il faut apprendre à revivre, à faire des enfants, à réussir sa carrière.

On a parfois sous-entendu que, si elle avait été choisie pour mener la bataille pour l’avortement, c’était parce qu’elle était une femme juive déportée, donc inattaquab­le. A voir. Car cela n’empêcha pas certain député de lui reprocher « des foetus envoyés au four crématoire » ou Jacques Médecin de comparer la loi au massacre organisé des nazis. Si elle en a gardé des séquelles physiques indélébile­s – entre autres, la phobie de toute promiscuit­é physique –, elle s’emploiera à panser les plaies d’une France divisée en deux. Ce qui la conduit à prendre des positions parfois surprenant­es. Voilà pourquoi, alors qu’elle siégeait au comité d’administra­tion de l’ORTF, elle obtient que « Le chagrin et la pitié », qui, selon elle, présente une vision partielle et partiale d’une France faroucheme­nt collaborat­ionniste, ne soit pas diffusé à la télévision. Voilà pourquoi aussi elle voit d’un mauvais oeil les procès à retardemen­t de Barbie et des autres criminels contre l’humanité, qui spectacula­risent les débats. Moins étonnant : sa profonde gratitude envers le président Chirac pour avoir prononcé le discours du Vél’d’Hiv en juillet 1995, qui reconnaît enfin la responsabi­lité de l’Etat français dans la machine génocidair­e, mais surtout pour avoir rendu solennelle­ment hommage en 2007 aux Justes de France. Elle n’eut de cesse en effet de rappeler que, si trois quarts des juifs en France ne furent pas arrêtés, ce fut grâce, en partie, aux Français. Vigilante dans la politique mémorielle, elle veilla toujours à ce que, dans ce domaine, raison soit gardée. D’où sa rupture avec Nicolas Sarkozy après qu’il eut voulu confier la mémoire, à chaque élève français, de l’un des 11 000 enfants de la Shoah. « Idée insoutenab­le, inimaginab­le et injuste. » Au-delà de la mémoire ou de l’héritage assumé de manière décente, elle mettait en avant les preuves de courage, de générosité, de solidarité, administré­es hier comme aujourd’hui. Car son caractère inquiet lui laissait penser que le « Plus jamais ça » avait encore de nombreux combats à livrer contre la haine et le communauta­risme

 ??  ?? Vigilance. Le 14 mai 1990, à Paris, lors de la manifestat­ion organisée après la profanatio­n du cimetière juif de Carpentras. Alors qu’un groupe d’extrême droite sioniste veut saccager la brasserie Chez Jenny, Simone Veil sort des rangs pour s’interposer.
Vigilance. Le 14 mai 1990, à Paris, lors de la manifestat­ion organisée après la profanatio­n du cimetière juif de Carpentras. Alors qu’un groupe d’extrême droite sioniste veut saccager la brasserie Chez Jenny, Simone Veil sort des rangs pour s’interposer.
 ??  ?? Larmes. Avec le président lors de l’inaugurati­on du Mémorial de la Shoah à Paris, le 25 janvier 2005. Sur le mur des Noms, Simone Veil peut lire celui de son père, André, de sa mère, Yvonne, et de son frère, Jean.
Larmes. Avec le président lors de l’inaugurati­on du Mémorial de la Shoah à Paris, le 25 janvier 2005. Sur le mur des Noms, Simone Veil peut lire celui de son père, André, de sa mère, Yvonne, et de son frère, Jean.

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