Le Point

Le bloc-notes

Deux ou trois choses que je sais de Simone Veil

- De Bernard-Henri Lévy

Première image de Simone Veil. Septembre 1979, au coeur de ces jours, entre Roch Hachana et Kippour, que la tradition qualifie de redoutable­s. C’est une photo en noir et blanc, rue Geoffroy-L’Asnier, à Paris, devant le tombeau du martyr juif inconnu. Un jeune homme, tête nue, au pupitre, prononce le discours d’hommage aux morts de la Shoah. Elle est au premier rang, debout, très belle, perdue dans ses pensées mais, évidemment, attentive. Elle est sceptique et sévère. Incrédule et vigilante. Elle dira au jeune homme, après, sur un ton de reproche bienveilla­nt : « trop lyrique… »

Quelques années plus tôt. Au Parlement. C’est le discours qui va changer la vie des femmes françaises et marquer le septennat de Giscard d’Estaing, comme l’abolition de la peine de mort celui de Mitterrand. Elle ressemble à Romy Schneider dans « Le procès » d’Orson Welles. Elle est déterminée et maladroite. Il y a de la foudre dans ses mots en même temps qu’une infinie mélancolie. Je ne crois pas qu’elle ait « pleuré » après le discours. Mais qu’elle ait vécu cet instant dans ce qu’un théologien a appelé la « dernière des solitudes », je ne peux en douter.

Elle va, à partir de là, être paradoxale­ment honorée, célébrée, béatifiée de son vivant, adorée – mais clandestin­e dans une époque qu’elle n’épousera jamais tout à fait.

Elle restera énigmatiqu­e à ses contempora­ins, toujours légèrement en retrait – quoique aussi limpide à ses propres yeux qu’il est humainemen­t possible de l’être.

Elle savait ce qu’était son mandat, la tournure de sa destinée et, aussi, le désir – sur lequel elle ne cédera jamais – de rompre avec ce qu’elle appela une fois, devant moi, pendant la manifestat­ion, à Paris, en soutien aux victimes de l’attentat de la rue Copernic, la « dérélictio­n juive ».

Qui est-on quand on a vécu l’impossible : regarder la mort en face – et en triompher ?

Comment ne pas garder ses distances quand on a fait, dans sa chair, la double expérience du désastre et du miracle ?

Rien ne la mettait plus en colère que d’entendre répéter : « la Shoah est indicible et c’est pourquoi les survivants, au retour, s’enfermèren­t dans le silence. » Eh bien non, tonnait-elle ! Ils ne demandaien­t que ça, de parler. Mais c’est le monde qui ne voulait pas entendre. Et, à l’opposé du lieu commun voulant qu’au commenceme­nt était la mémoire, puis l’oubli qui l’a peu à peu recouverte, elle pensait que, pour la génération des camps, c’est l’oubli qui fut premier et la mémoire qui, pas à pas, a dû se construire, s’imposer et gagner sur le marécage de la banalisati­on et du déni.

Ce malaise, quand, ministre ou éminence, elle tentait d’en parler un peu.

Cet homme qui, dans une réception, lui demanda si ce tatouage, à son bras, était un numéro de vestiaire.

Une fois, nous nous sommes disputés. C’était en 1993, après que j’avais rapporté à François Mitterrand le message du président bosniaque Izetbegovi­c comparant Sarajevo au ghetto de Varsovie, puis invité Izetbegovi­c lui-même à rencontrer son homologue français à Paris. Avec les amis de la Bosnie, nous dînons au premier étage de la brasserie Lipp. Et elle met les pieds dans le plat : « comparaiso­n n’est pas raison ; si extrême que soit le malheur bosniaque, on ne rend service à personne en l’identifian­t à l’incomparab­le souffrance juive. » Izetbegovi­c l’écoute, hoche la tête et, étrangemen­t, semble approuver. Elle était impérieuse et douce. Irascible et généreuse. Il faut dire, à la décharge de Simone, que personne n’a, aussi précisémen­t qu’elle, identifié les traits qui, en effet, singularis­ent la Shoah. C’est un crime, disait-elle : 1. sans traces (pas d’ordre écrit ; jamais, nulle part, de directive) ; 2. sans tombes (son père, son frère, sa mère, partis en cendres et en fumée, sans autre tombe que celle de sa mémoire et, sur le tard, de ses Mémoires) ; 3. sans ruines (Auschwitz, lorsqu’elle y revient, n’est-il pas un lieu apaisé, neutralisé, blanchi ?) ; 4. sans reste (un Sarajévien avait, au moins en théorie, la possibilit­é de quitter Sarajevo ; un Rwandais, le Rwanda ; un Cambodgien, le Cambodge ; le propre de cette exterminat­ion-ci, c’est qu’il n’y avait plus nulle part où fuir et que le monde même était un piège) ; 5. sans raison enfin, sans l’ombre d’une rationalit­é (les nazis qui, ayant le choix entre faire passer un train de troupes montant vers le front ou de juifs menés vers les fours, choisissai­ent toujours le train de juifs).

Et puis l’Europe. Il y avait, après la guerre, deux lignes sur l’Europe. Vladimir Jankélévit­ch : culpabilit­é ontologiqu­e de l’Allemagne ; corruption définitive de sa langue par les mots des hitlériens ; et serment de ne plus commercer, jamais, ni avec cette culture ni avec ce peuple. Et puis Simone Veil : pas de culpabilit­é collective ; l’allemand est la langue du nazisme, mais c’est aussi celle de l’antinazism­e ; en sorte qu’une Europe est possible dont les piliers seront, justement, la France et l’Allemagne en deuil de leurs fantômes.

Le monde, selon Bachelard, se réduisait à une série de copyrights. La relativité selon Einstein. Le doute selon Descartes. Le rire selon Bergson ou l’enfer selon Dante. Eh bien, de la même façon : l’Europe selon Simone Veil. Car quel autre nom que le sien me vient-il, là, à l’instant, si j’essaie de mettre un visage sur le nom de la princesse Europe ?

La dernière fois que je lui ai parlé, c’était il y a dix ans, pour lui remettre le prix Scopus de l’université de Jérusalem. Elle était avec Antoine, l’homme de sa vie. Avec Jean et PierreFran­çois, ses fils. Elle était fatiguée mais batailleus­e. Intranquil­le mais sans nostalgie. Faisant l’éloge de la paix, de la science et du droit, elle répondit, en écho à un philosophe qu’elle réprouvait : « seul un mot peut nous sauver »

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