Quand règne l’utopie noire
Livres, films, séries… Jamais l’anticipation ne s’est si bien portée. Jouerait-on à se faire peur ?
«Un monde meilleur, ce n’est pas un monde meilleur pour tous. Cela veut forcément dire qu’il sera pire pour certains. » Cette phrase glaçante est issue de « La servante écarlate », superbe série qui vient de débarquer sur OCS après avoir cartonné aux Etats-Unis. Adapté d’un classique de l’anticipation dystopique (utopique, mais en négatif), publié en 1985 (trente ans déjà !) par la Canadienne Margaret Atwood, c’est un peu « 1984 » d’Orwell qui rencontrerait « Witness » de Peter Weir. Dans un futur proche, après une série de catastrophes écologiques, la stérilité est la loi quasi universelle. L’Amérique, rebaptisée « République de Gilead », est largement coupée du reste du monde et dirigée par une oligarchie patriarcale et religieuse. Les rares femmes encore fertiles sont kidnappées et réduites à l’état de
servantes au sein des familles d’hommes puissants. Chaque mois, elles sont contraintes de se livrer à une « cérémonie » – des rapports sexuels imposés avec leur « maître » , en présence de l’épouse, dans l’espoir d’une grossesse… L’une d’entre elles, Offred, rêve de reconquérir sa liberté, et surtout sa fille, qui lui a été arrachée. Portée par une actrice intense (Elisabeth Moss, déjà repérée dans « Mad Men » et dans « Top of the Lake », de Jane Campion) et une mise en scène puissante, la série illustre le boom des histoires flirtant avec la fin du monde. Fable politique, elle plaide pour la vigilance citoyenne dans des nations où règne l’état d’urgence, prélude au totalitarisme…
L’anticipation a le vent en poupe, au point que les classiques du genre dominent le marché : aux EtatsUnis, les ventes du « Meilleur des mondes », de Huxley, de « 1984 », d’Orwell, et de « La servante écarlate» ont explosé depuis l’élection de Trump. Récemment, une centaine d’exemplaires du roman de Margaret Atwood, devenu étendard dans un monde anxiogène, ont même été cachés dans Paris par la jeune actrice Emma Watson, ex-héroïne de la saga « Harry Potter ». La fin du monde est officiellement hype.
« La fiction apocalyptique et dystopique se porte de mieux en mieux, confirme Jérôme Leroy, auteur de plusieurs romans proches de ce genre, dont le
récent “Un peu tard dans la saison” (La table ronde). De manière frappante, elle reprend en partie les inquiétudes de la SF de la grande époque des années 1970 (les romans de John Brunner, par exemple, ou « Soleil vert ») : inquiétudes écologiques, hyperterrorisme, monde de plus en plus inégalitaire… » Côté littérature pour ados, le sujet passionne, comme l’a prouvé la série « Hunger Games ». Mais la fin des temps n’est plus cantonnée à un genre. S’en sont emparés des écrivains comme Laura Kasischke – « En un monde parfait » (Christian Bourgois) décrit une planète décimée par une épidémie– ou Boualem Sansal – « 2084 : la fin d’un monde » (Gallimard) évoque un état totalitariste religieux fortement inspiré de l’islamisme. L’apocalypse se retrouve dans des séries grand public, comme le très retors et esthétisant « The Leftovers », où 2 % de l’humanité disparaît sans raison du jour au lendemain et où les survivants sont condamnés à se demander s’il s’agit du prélude à la catastrophe. Pourquoi maintenant ? Il est vrai que McCarthy avait donné le ton avec « La route »… Mais les récentes alertes climatiques, comme la montée des terrorismes et les inquiétudes politiques, ont accéléré la prise de conscience
d’une fin potentielle. « L’explication me semble presque évidente, poursuit Jérôme Leroy. La littérature ne fait qu’enregistrer ce qui est à l’oeuvre dans nos sociétés. On a l’impression, plus que jamais, que la fin du monde ou la fin de notre monde tel qu’on le connaît est une hypothèse crédible parmi d’autres et plus, comme dans les années 1970, un simple signal d’alarme. »
Ambivalents. Ce qui est saisissant, c’est que l’imaginaire de la fin du monde a changé de visage. Dans le sillage de la guerre froide, elle a été nucléaire et ultratechnologique. Aujourd’hui, elle mise beaucoup sur un monde justement privé des oripeaux de la modernité. Ainsi, le très beau « Dans la forêt », de Jean Hegland (Gallmeister), raconte le destin de deux soeurs réfugiées dans une maison au fond des bois après l’effondrement de la civilisation. « L’âme des horloges », de David Mitchell (L’Olivier), impressionnante fresque chorale qui brasse les époques, s’achève sur une Terre que la disparition des énergies fossiles a rendue invivable. « Station Eleven », d’Emily St. John Mandel (Rivages), dépeint, à la suite d’une épidémie dévastatrice, une société sans avions
ou télécommunications. « Aussi ambivalents que nous soyons au jour le jour avec notre modernité, avoir dans notre poche l’équivalent d’un ordinateur ou pouvoir se retrouver à l’autre bout de la planète en quelques heures relève d’un miracle, explique la romancière. Si tout cela disparaissait, les dimensions du monde rétréciraient. » D’ailleurs, Emily St. John Mandel a adoré « La route » : « La plupart des livres postapocalyptiques que j’ai lus, comme celui de McCarthy, se passent juste après la catastrophe, poursuit l’écrivaine. Ils se concentrent sur le chaos et la panique. Mais, pour moi, il n’est pas plausible que le chaos dure éternellement. J’ai donc eu envie de raconter quelque chose de différent et d’imaginer ce qui pourrait surgir du désastre. » Signe des temps, même « La servante écarlate » renvoie à des images rétro. Ce nouveau monde est en effet peuplé de femmes à coiffe et tablier qu’on dirait sorties d’un tableau de Vermeer ou d’une communauté mormone. Comme si les civilisations qui ne croyaient plus au futur ne pouvaient que lui donner le visage du passé