Le texte est prétexte
Et si on interchangeait les récits de la Bible et des « Mille et une nuits » ? Les conclusions sont vertigineuses…
Nous savons que la Bible prétend être la parole de Dieu, tandis que « Les mille et une nuits » sont un recueil de contes fantastiques. Le rabat, c’est ça : ce que nous savons, ou croyons savoir, sur ces livres. Maintenant, imaginez que la Bible et « Les mille et une nuits » aient échangé leurs rabats il y a des millénaires : les aventures de Yahvé constitueraient un délice pour les petits enfants, pendant que de nombreux dévots auraient été torturés pour avoir nié l’existence de Schéhérazade. « Fragment d’un texte prébiblique d’origine inconnue », prétend un faux extrait imaginé par un écrivain, José Carlos Somoza. Cela vous heurte, vous désarçonne, vous réveille à l’abîme, justement. Celui d’une histoire parallèle, inversée, qui éclaire la nôtre, présente ou subie. On imagine ce monde où des théologiens aux yeux abîmés et aux corps maltraités cherchent les noms cachés de Schéhérazade, le matrimoine comme mystique, et donnent aux femmes des primautés majeures sur les autres créatures. Une histoire-fiction qui ouvre droit à des commentaires sur la lampe d’Aladin comme théosophie et le palais comme cosmogonie, remplaçant le diable par le roi rancunier qui impose les décapitations pour retrouver son honneur et le goût des fruits. L’histoire du monde commencerait par un adultère, pas par une pomme. L’histoire du monde serait celle de guerres de religions entre ali-babistes et fervents du tapis volant ou de Sindbad à la place de Noé. On verrait alors naître, le long de nos peuplements, des Luther affirmant la primauté du conte sur les rites du conteur, des Eglises différentes selon les célébrations, des pèlerinages sur les traces du palais, du roi et de la femme première. Le nombre 1 000 serait le décimal suprême et on déciderait du sort de l’âme des sauvages selon qu’ils croient que le monde est né d’une nuit de noces ou d’une tortue. On tuerait des millions de gens pour imposer l’idée que la Terre est plate comme un tapis volant et Maître Eckhart tomberait à genoux devant la formule « Sésame, ouvre-toi ! ». Les rites des religions majeures seraient nocturnes, imitant les veillées, scandés par l’aube et l’interruption.
A l’inverse : Noé serait relégué au rang des poupées et l’arche à celui des jouets. La mer ouverte en deux par un Moïse rebelle serait une leçon de natation détournée, et Jésus comme Mahomet y seraient victimes de fées et d’insolences de leur âge. Le monothéisme y prendrait les apparences d’une initiation à la puberté. On s’y perd à imaginer le récit du monde ainsi troublé. Et cela mène au désespoir, d’abord : ainsi, on distingue mieux la terrible dépense en vies et vocations accordées, depuis des siècles, à des récits qui, ainsi travestis, révèlent leur futilité, notre aptitude solitaire à bâtir des cosmogonies sur des textes, notre hauteur face à l’abîme et à l’absurdité de nos guerres de religions, visions et vocations, vérités.
Mais cela mène aussi à une autre conclusion d’espérance : l’homme porte en lui textes, dieux, livres et périples de pèlerinage dans le tintamarre de ses croyances. Le « Joie, joie, joie, pleurs de joie ! » de Pascal est crié sous l’astre de l’homme, pas d’un dieu, le corps frotté à la pierre muette. Le texte n’est qu’un prétexte. Il travestit l’absolu, s’en réclame à notre place, mais n’est que notre décision, notre interprétation du monde, notre écrit les yeux fermés sur l’évidence. Schéhérazade est tout autant prétexte à des guerres de religions que figure majeure de nos intériorités. Le texte est en nous. Le récit du monde, son explication consensuelle, sa pierre tombale mille fois récrite et repoussée.
Peut-être faudrait-il enseigner ce rabat, comme le nomme l’écrivain, l’explorer, le démontrer et y révéler les grilles de nos cultures et de nos arbitraires, cela aiderait à resacraliser l’homme et à rendre les livres à la terre, au papier, à l’usure. Ils ne descendraient plus du ciel, c’est nous qui y monterions. Cela contribuerait à relativiser les intégrismes et à les démontrer comme des maladies, pas comme des textes. Cela permettrait de comprendre que les livres sacrés sont nos journaux intimes et anonymes, notre décision. Que les dieux naissent de nos renoncements à ce droit d’auteur
Les livres sacrés sont nos journaux intimes et anonymes, notre décision.