« J’ai discuté automobile des centaines d’heures avec lui et je n’ai aucune idée de ses goûts. » Shiro Nakamura
Carlos Ghosn conserve les équipes japonaises dirigeantes, à une exception près. Il débauche chez Isuzu un nouveau designer, Shiro Nakamura. « Ma feuille de route consistait, tout simplement, à faire la révolution chez Nissan ! raconte Nakamura, à la retraite depuis mars. Carlos Ghosn a redonné beaucoup de pouvoir au design face aux ingénieurs. » Le nouveau patron de Nissan se rend une fois par mois à Atsugi-Shi, à 20 kilomètres à l’ouest de Tokyo, au centre de design. Il regarde tout, des premières esquisses au dessin final, sans jamais oublier que seul le client compte. « C’est drôle, car j’ai discuté automobile des centaines d’heures avec lui et je n’ai aucune idée de ses goûts, de ce qu’il aime et de ce qu’il n’aime pas. » Le concept-car 350 Z, présenté au Salon de Detroit en janvier 2001, marque la rupture de style. « Cette voiture de sport aux courbes audacieuses symbolise la renaissance de Nissan, se souvient Nakamura. Il fallait rendre de nouveau nos voitures attractives : elles étaient fiables mais ennuyeuses. » De son carton à dessins sortiront ensuite la nouvelle Micra, le 4 x 4 Murano, les SUV Qashqai et Juke, la très ja- ponaise Cube, la sportive GTR…
Le redressement de Nissan est spectaculaire. « Les résultats positifs sont rapidement tombés, rappelle Ghosn. La première année, certains ont pensé qu’on avait peut-être tripatouillé les comptes. Mais on a continué la deuxième année, puis la troisième… » De quoi devenir une superstar au Japon, où partout on se met à le reconnaître dans la rue. Et, en 2005, Ghosn commence sa carrière de cumulard en devenant directeur général de Renault tout en gardant ses fonctions chez Nissan. Le même patron pour deux entreprises de l’indice Fortune Global 500 (qui recense les 500 plus grosses entreprises mondiales). Du jamais-vu. Tellement inconcevable à Tokyo qu’à ce moment-là ses communicants le font poser en kimono à la une de la version nipponne du magazine GQ, pour bien rappeler que « Ghosn n’abandonne pas le Japon » …
A douze heures de vol de là, chez Renault, il lance d’entrée un plan, comme chez Nissan. Et sait qu’il faudra un peu de temps avant qu’il ne porte ses fruits : « J’ai débuté comme planteur d’hévéas chez Michelin. Il fallait attendre dix ans pour le saigner, mais ensuite il produisait jusqu’à l’âge de 25 ans. Dès le départ, je savais qu’il y aurait une période d’incubation de produits, de
technologies, d’organisation avant de faire repartir Renault. » Mais ce programme sera abattu en plein vol par la crise financière de 2008. Du coup, les résultats tardent encore plus à se montrer, Renault patine et les critiques s’agacent : « Au début, les gens sont restés sur leur faim, ils commençaient à dire : “Ce gars-là a fait des miracles chez Nissan mais on n’a rien vu chez Renault.” D’où les commentaires : “Il préfère Nissan.” »
L’Etat à la hussarde. Et puis, pas simple de diriger une entreprise française. En privé, Ghosn confiera un jour qu’être patron au Japon est infiniment plus facile qu’en France. Surtout que, dans le cas de Renault, il lui faut cohabiter avec un acteur de poids : l’Etat français, longtemps unique actionnaire. Les tensions avec l’Etat actionnaire ont été et sont toujours plus que fréquentes. Ici, c’est un ministre de l’Economie qui hurle car il n’a pas été mis au courant, confidentialité oblige, de l’amorce de discussions de rapprochement avec un concurrent. Là, c’est le président Sarkozy qui l’enguirlande sur la foi d’un article expliquant que les batteries de ses voitures électriques, alors en développement, ne sont pas fiables. « Avec Bercy, on a eu des différends, mais jamais sur la stratégie, relativise Ghosn. Je n’ai jamais été critiqué sur le choix du véhicule électrique, sur l’alliance, sur le timing de l’investissement en Chine, sur le rachat du russe AvtoVAZ [NDLR, le fabricant de Lada]. Toutes nos discussions portèrent sur l’importance de Renault dans l’alliance et sur l’ancrage de Renault en France. Ce qui me paraît totalement légitime. »
Reste que jamais à Bercy on n’a vraiment compris ce patron qui ne ressemble à aucun autre et que la méfiance face à cet être hybride, de partout et de nulle part, a perduré. Jusqu’à atteindre son paroxysme quand Emmanuel Macron était ministre de l’Economie : pour imposer à Ghosn l’adoption de droits