Le poète avait tout prévu
Famille, couple, ambition… En deux poèmes de légende, l’« Iliade » et l’« Odyssée », l’aède a réfléchi à tout ce qui nous passionne. Comment s’en passer ?
Héroïque, étincelant, l’homme en armes va partir au combat. Il est superbe, puissant, redoutable. Mais sa femme tremble et lui prend la main, le regard brouillé de larmes. « Ton courage te perdra » , lui dit-elle, avant d’ajouter : « Quand tu auras cessé de vivre, rien ne pourra me consoler. » La nourrice est là, en retrait, leur petit dans ses bras. Le guerrier veut embrasser son fils, qui se met à hurler : l’éclat de la cuirasse, la crinière ondoyante sur la tête effraient le petit, qui panique. Alors, le combattant défait son casque, le pose au sol, balance l’enfant dans ses bras, en priant qu’il soit un jour plus vaillant et plus glorieux que lui-même.
Dans cette scène du livre VI de l’« Iliade », remplacez le bronze par du Kevlar, le casque à crinière par la cagoule des forces spéciales, et vous verrez qu’Hector n’est pas le héros d’une histoire ancienne. Le génie d’Homère réside dans ces moments d’humanité, à la fois simples et complexes. Le guerrier est un père pris entre son devoir de combattre et son amour pour le petit Astyanax, il est aussi un mari tentant maladroitement de rassurer sa femme, tout en sachant qu’il l’inquiète. Andromaque, l’épouse et mère, n’a rien, elle non plus, d’une figurine figée dans le marbre. Comme tant de femmes de combattants d’hier et d’aujourd’hui, elle est déchirée entre résignation à l’inéluctable et terreur du pire.
Homère est notre contemporain, bien plus qu’on ne le pense. Il parle des scènes de combats qui se dé- roulent à Mossoul, à Raqqa : corps-à-corps, tueries furieuses, amis séparés d’un coup par la mort. Il dit ce que les attentats nous font vivre : sidération des proches, hommages funèbres, vengeance échauffant les coeurs… Il dit aussi l’hospitalité et l’accueil des migrants, quand Ulysse – naufragé à demi mort, hirsute, presque nu, échoué sur une plage… – est recueilli, habillé, hébergé avant de recevoir les moyens de poursuivre son voyage. Il parle de drogue avec les Lotophages, ces mangeurs de plante à oubli, qui ne connaissent plus leur passé ni leur identité dès qu’ils ont ingéré leur dose.
Homère décrit encore nos campagnes électorales et leurs coups fourrés en exposant rivalités et manigances des « prétendants » qui veulent tous épouser Pénélope durant la longue absence d’Ulysse.
Toute ressemblance avec des personnages réels n’est pas une coïncidence : elle est parfaite…
Toute ressemblance avec des personnages réels n’est pas une coïncidence : la puissance des appétits, l’acuité des ambitions, la veulerie des moyens mis en oeuvre sont d’une ressemblance parfaite… Et le vieux poète connaît même les pièges de la navigation sur le Web, les mirages du savoir intégral, la puissance des voix mensongères qui perdent ceux qui se laissent séduire. Voyez comment Ulysse prie ses compagnons de ne surtout pas écouter le chant des sirènes, leur demandant de se boucher les oreilles avec de la cire et de l’attacher, lui, au mât du navire. Avertissement lancé à des gens qu’il aime et dont il requiert toute l’attention contre le danger des fake news, des rumeurs complotistes aux charmes maléfiques raptant notre attention ?
Homère n’est donc d’un autre temps qu’en appa- rence. Bien sûr, ses héros arborent des boucliers en bronze, manient des épées obsolètes. Certes, leur sens de la gloire, leur goût de la mort héroïque, les armes à la main, ont largement disparu. Pourtant, quand la rage de tuer les métamorphose, ils ressemblent à s’y méprendre à des Transformers et autres Terminator, et redeviennent hommes et femmes comme nous, exposés à la trahison, à la jalousie, à l’orgueil et à l’inquiétude. Si le vieux poète dit avec génie une éternelle nature humaine, comme l’a montré Jacqueline de Romilly, il exprime aussi nos angoisses et nos espoirs les plus actuels.
A-t-il existé ? Mais qui est donc ce diable d’homme ? On n’en sait presque rien. Son existence même est sujette à caution. Les Grecs n’ont jamais douté de sa réalité. Huit biographies lui furent consacrées dans l’Antiquité. Mais elles furent rédigées des siècles après sa disparition et sont largement légendaires. Les données fixes sont très peu nombreuses, et le conditionnel s’impose : au VIIIe siècle avant notre ère, un aède, barde itinérant, chanteur-compositeur-interprète de poèmes épiques, surnommé Homère (c’est-à-dire « otage »), aurait vécu en Ionie, peut-être à Chios, et aurait été aveugle. Mais tout cela est incertain et surtout controversé.
Déjà, au temps de Néron, Sénèque considérait comme une maladie des érudits grecs de chercher sans fin si l’« Iliade » et l’« Odyssée » avaient