Andrea Marcolongo,
née en 1987 à Milan, diplômée de lettres classiques, tourne le dos à une carrière universitaire pour étudier les techniques de narration. « Machine à discours » de Matteo Renzi pendant deux ans, elle étudie ensuite l’évolution des langues de l’ex-Yougoslavie. Avec quinze rééditions, 80 000 exemplaires vendus dans la péninsule et des traductions dans dix langues, son ouvrage « La langue géniale. 9 raisons pour aimer le grec » est un phénomène d’édition. La version française sera publiée par Les Belles Lettres en février 2018. avoir ensorcelé les compagnons d’Ulysse, elle n’hésite pas à les transformer en porcs (hautement symbolique) pour vivre sans gêne sa passion, toute charnelle, pour le protagoniste de l’« Odyssée ». Circé est la séductrice que toutes les femmes savent être et sa solitude est le prix à payer pour un moment de sexe scandaleux, inavouable. Le sexe pour combler le vide d’une vie dans un somptueux palais, en attendant le prochain voyageur de passage… Aucune trace de l’amour sincère éprouvé par Calypso : c’est avec désinvolture et inconstance que Circé se débarrasse d’Ulysse.
Attraction. Pour conclure, un mot sur Nausicaa, la vierge, fille du roi des Phéaciens, qui accueille Ulysse le naufragé. Elle est la plus jeune des femmes chantées par Homère, et en même temps celle qui montre la plus grande maîtrise de soi, peut-être parce qu’elle n’est pas encore tombée amoureuse, mais vit dans l’attente poignante de ce premier amour. En Ulysse, l’étranger, elle voit l’homme qu’elle voudrait un jour à ses côtés ; mais elle sait aussi déchiffrer les dangers de cette attraction qui pourrait lui causer des regrets éternels. « Moi-même, je n’aurais que blâme pour la fille ayant cette conduite : quand on a père et mère, aller à leur insu courir avec les hommes, sans attendre le jour des noces célébrées ! » (4). Depuis toujours, Nausicaa a été considérée par les lecteurs comme une fille craintive à l’idée de décevoir père et mère. Mais la jeune fille d’Homère, en reconnaissant l’impossibilité de tomber amoureuse d’Ulysse, alourdi d’un passé qu’elle ne peut pas partager, est d’abord fidèle à elle-même et à la plénitude de l’amour qu’elle désire et prétend vivre.
Une grande femme contemporaine, la philosophe Simone Weil, a écrit sur la révélation grecque. Pour elle, le fil narratif des poèmes homériques est exclusivement celui de la force, qui transforme l’ennemi en vaincu, l’assiégé en conquis, le faible en esclave. Mais Simone Weil reconnaît également que, « dans une oeuvre vraiment épique, la force obscure, le sort aveugle et le hasard gouvernent tout, à l’exception de ces rares instants où brillent, dans leur pureté, le courage et l’amour » . Et si cet amour est épique, il est aussi profondément humain, car exclusivement incarné par les femmes de l’« Iliade » et de l’« Odyssée ».
C’est donc la mémoire de nous-mêmes en tant que femmes qu’Homère nous a laissée en héritage. Un héritage mystérieux, jamais dissipé, mais qui, au contraire, redevient toujours contemporain et présent. Chaque jour, nous sommes à la fois Hécube, Andromaque, Hélène, Calypso, Circé ou Nausicaa. Synchroniquement
1. « De l’ignorance du grec », Virginia Woolf, in « Le commun des lecteurs » (L’Arche, p. 36-53).
2. « Iliade », texte établi et traduit par Paul Mazon (Les Belles Lettres, XXIV, v. 748, p. 167).
3. « Odyssée », texte établi et traduit par Victor Bérard (Les Belles Lettres, V, v. 116-120, p. 148-149).
4. « Odyssée »,
VI, v. 286-288, p. 179.