Le Point

Les livres contre le Livre

Partager des lectures, multiplier les traduction­s pour lutter contre l’obscuranti­sme… L’écrivain dénonce le huis clos culturel des pays musulmans. Mais aussi la culture comme huis clos industriel en Occident.

- CHRONIQUE PAR KAMEL DAOUD

Traduire pour sauver. Mais quoi, au juste ? Les livres, tous, un par un, dans tous les sens possibles. Cela décloisonn­e, fait reculer l’au-delà ravageur, relativise le rite et le dogme et prend parole à la place des hégémonies. La translatio­n dégrade l’absolu en convention­s et la convention en acceptatio­n des différence­s. C’est une croyance. Le salut viendra aussi par la traduction, et pas seulement par les armes, les lois, les mobilisati­ons ou les explicatio­ns. C’est ce qui peut voyager, aujourd’hui, faute de faire voyager les corps, démanteler les frontières, rencontrer et partager. « Les nourriture­s terrestres » traduites, voyageuses d’un papier à l’autre, éparpillée­s en feuillets ou jaunies par les réclusions, arriveront dans le village et donneront des goûts de fruits inconnus au lecteur désorienté. Le paradis sera alors imaginé dans la bouche d’autrui et pas après la tombe. Autant pour « L’idiot » ou « Saison de migration vers le nord » ou « L’aventure ambiguë ».

Que faire contre le djihadiste ? Le faire lire avant qu’il ne se transforme en zombie, mort-tuant. Démanteler les frontières par les mots aux versants généreux. Il n’y a pas d’autres solutions à long terme. L’Histoire veut, dans sa meilleure version, que les empires naissent de leurs efforts pour traduire autant que pour dévorer. Plus les livres circulent, moins l’homme se rétracte vers un ciel unique, un dieu sans concession. Traduire, c’est prévenir, aussi. Lire, c’est admettre et relativise­r. La Terre est ronde à cause du récit du voyageur et pas à l’oeil nu. C’est ce qui nous sauvera : une écriture finale, atteinte au coeur, qui soit un ostracon, lisible dans tous les sens. Cela n’existe pas, mais il faut voyager dans ce sens.

Traduire, c’est, pour le traducteur, un effort pour prodiguer une générosité, mais aussi une sécurité : un monde partagé est plus facile à garder qu’un univers interdit aux autres. Le traducteur cherche alors à dire à l’autre, relativise en lui-même ses certitudes d’homme et autres croyances : le centre du monde redevient un choix, le nombril une perle dans un collier qui en compte d’autres. Se révèlent l’insonorité du monde, les limites de la culture, les frontières des dieux et donc leur humanité. Et l’homme cible de la traduction ? Il en viendra à comprendre la même chose.

Passons. L’essentiel est donc sous nos yeux : comment répandre la culture, sauver le plus grand nombre, humaniser ce que l’absolu a tué en nous, chez les nôtres, rappeler la vie ? Cela ne sert à rien alors d’encourager la culture dans une bouteille à la mer, une culture à huis clos qui préserve l’ego d’une géographie et la plonge dans la peur et les privilèges. Les livres sauveront le monde, autant qu’un livre peut le tuer.

Sur la planète d’Allah, le livre coûte cher, arrive en retard sur le prêche, va lentement d’un lecteur à un autre : sa fabricatio­n est coûteuse et ses traduction­s sont rares. En face, le flot des « livres » qui tuent : gratuits, soutenus par l’empire wahhabite, bénéfician­t de réseaux de mosquées, de zélés, de chaînes TV, de prêcheurs. On y lira le manuel éparpillé de comment marcher sur le corps de l’homme, y compris le sien et surtout celui de la femme pour rencontrer un dieu imaginé et vorace. Rien n’arrive au jeune homme pour lui jurer que la Terre est ronde, que l’amour n’est pas une salissure et que « les nourriture­s sont terrestres » : le livre de la mort (du meurtre, de la fatwa, de l’interdit, de la haine) est gratuit, celui de la vie (arbre, baiser, intrigue, oracle et sens) coûte de l’argent, n’est pas traduit et on n’y cède les droits que rarement et à des prix exorbitant­s au sud, pour le Sud. Comment alors sauver le monde si le tueur est sourd et la victime est muette et le livre un mur haut ?

Traduisez : il en restera toujours quelque chose qui sauvera une personne ou deux. Ou mille. Ou plus

Plus les livres circulent, moins l’homme se rétracte vers un ciel unique, un dieu sans concession.

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