« Dunkerque », l’incroyable épopée de Christopher Nolan
Rencontre à Dunkerque avec le réalisateur américain, qui a tourné sa nouvelle superproduction sur les lieux mêmes de la bataille.
Il parle d’une voix grave et posée. Ses gestes sont pondérés, tandis que son blazer gris clair et sa chemise bleu ciel aux boutons de manchette assortis flattent l’azur de ses yeux. Revenu à Dunkerque, dimanche 16 juillet, pour l’avant-première française officielle du film, Christopher Nolan, 46 ans, transpire l’élégance, le calme et le sang-froid d’un agent 007. Il en fallait une sacrée dose pour s’acquitter de son incroyable mission : ce dixième long-métrage qui va assurément marquer l’histoire du cinéma. Les Dunkerquois n’en sont pas peu fiers : Nolan a emprunté à la cité de Jean Bart le titre de sa nouvelle oeuvre, et cette superproduction a été tournée pendant vingtquatre jours dans leur ville, avec leur concours, entre les 23 mai et 23 juin 2016. « C’est un accélérateur de notoriété inespéré pour Dunkerque, s’enthousiasme le maire, Patrice Vergriete, qui s’est battu bec et ongles pour convaincre la production de planter ses caméras sur place plutôt qu’en Belgique ou aux Pays-Bas. On espère que le film va réhabiliter historiquement la bataille de Dunkerque, casser les clichés sur la ville et booster la fréquentation touristique. » Vergriete a vu le film et lui prédit d’ores et déjà un oscar de la Meilleure Réalisation : « Le dernier jour du tournage, j’ai d’ailleurs remis à Christopher Nolan le drapeau de Dunkerque et je lui ai suggéré de le montrer sur scène en cas de victoire ! » M. le maire ne perd pas le nord… « Je n’ai rien promis ! nous rétorque Chris Nolan, qui s’esclaffe : Ça me semblerait être un geste un peu grandiloquent et, surtout, on n’en est pas encore là… On a vraiment conçu “Dunkerque” comme un grand spectacle d’action et de suspense. Un film pop-corn, même s’il repose sur des fait réels et qu’il a une résonance historique. » On aimerait voir plus souvent des « films pop-corn » si audacieux.
Survie. D’une durée de 1 h 45 (très court pour Nolan), « Dunkerque » concentre son récit sur l’opération Dynamo (nom de code de la bataille de Dunkerque), soit l’évacuation, en mai 1940, de plus de 338 000 soldats britanniques, français et belges des côtes dunkerquoises, assiégées par les troupes allemandes. Pendant deux semaines, une poche de 10 kilomètres autour de la ville fut âprement défendue par quelques unités françaises, pour laisser le temps aux évacués (dont deux tiers de Britanniques) de fuir par la mer, et d’être secourus par la marine anglaise et des centaines de bateaux de plaisance. Raconté de trois points de vue (les soldats sur la plage, un navigateur
civil anglais et un pilote de la Royal Air Force), représentant chacun trois lignes temporelles différentes, « Dunkerque » est moins un film de guerre qu’une odyssée de la terreur. Un thriller entre « Les oiseaux », de Hitchcock pour les attaques aériennes, et « Le salaire de la peur », de Clouzot, pour la lutte acharnée pour la survie. Le soldat Nolan a particulièrement misé sur la bande-son pour faire partager l’angoisse des militaires pris au piège par l’ennemi, au sol, en mer ou dans les airs : « J’ai tenté de fusionner le plus possible la musique du film avec les effets sonores, en coordonnant les deux départements, nous explique-t-il. J’ai fait enregistrer le tic-tac d’une montre et je l’ai transmis à mon compositeur, Hans Zimmer, pour lui demander de bâtir des pistes sonores à partir de ce rythme. J’ai aussi fait en sorte que tous les bruitages de type détonations ou moteurs d’avion soient les plus inconfortables possibles. » Le pari de s’affranchir de l’ombre écrasante d’« Il faut sauver le soldat Ryan » est largement remporté : on ressort de « Dunkerque » à bout de souffle. Cinéaste de la trilogie « Batman », d’« Inception » et d’« Interstellar », Nolan a l’habitude des projets hors norme, et « Dunkerque » n’échappe pas à sa routine : « La différence, ici, c’est que pour la première fois de ma carrière je m’attaque à un fait historique. Et, même si le respect des fans d’une icône comme “Batman” était un enjeu intimidant, quand vous vous retrouvez face aux vétérans de l’opération Dynamo, comme ce fut le cas pour une projection récente à Londres, et que vous leur dites : “Je vais vous montrer ma version de votre histoire”, c’est un autre niveau de peur. La pression est massive et le sujet explosif. »
Lui-même petit-fils d’un combattant de la Royal Air Force tué pendant la guerre et enterré près de Lille, Nolan a conscience que le sanglant épisode de l’opération Dynamo n’a pas laissé la même empreinte de part et d’autre de la Manche : « En France, Dunkerque symbolise plutôt la défaite et le début de l’Occupation, alors qu’en Angleterre cette histoire a une place très importante dans notre culture. On nous l’enseigne dès l’enfance et elle évoque le discours de Churchill, celui du 4 juin, qui a transformé la débâcle de Dunkerque en appel au ralliement des survivants face à l’adversité » , résume Christopher Nolan. Un employé municipal dunkerquois confirme le peu d’enthousiasme des anciens de la région à célébrer l’opération Dynamo : « Beaucoup de vétérans d’ici se souviennent de ces Anglais qui embarquaient prioritairement sur les bateaux, tandis que les Français se faisaient massacrer pour eux. L’opération Dynamo, c’est un truc qui ne mobilisait plus grand monde ici. » Nolan, qui a gagné le coeur des locaux en arpentant régulièrement, avec femme et enfants, le quartier de Maloles-Bains durant le tournage, traite marginalement cet aspect plus polémique du film et assume d’exprimer avant tout un point de vue anglais. Mission ardue que celle de déminer le terrain des susceptibilités des deux parties ! Mais, avec l’aide de son conseiller historique, Joshua Levine, le cinéaste s’est efforcé de ne pas omettre la bravoure des Français dans son scénario resserré de 76 pages : « Sans l’héroïsme des troupes françaises, les forces britanniques n’auraient jamais pu s’échapper de Dunkerque et, vers la fin du film, je souligne à quel point il est important que nous, Anglais, intégrions davantage ce point dans notre récit national. C’est une dimension du scénario que j’ai ajoutée après mes nombreuses discussions avec les Dunkerquois. »
Figurants. Ces derniers ne tarissent pas d’éloges sur le demi-dieu hollywoodien qui a fait honneur aux bonnes tables de la ville, y compris une pizzeria locale où il venait en personne chercher sa commande. A Malo-les-Bains, entre la rue Belle-Rade et la rue des Fusillés, bloquées pendant deux jours et affublées de quelques artifices de décoration pour leur faire remonter le temps, les riverains étaient soumis aux contraintes classiques d’un tournage à gros budget : quartier bouclé, confinement, signature d’une clause de confidentialité… Mais ces deux
« L’histoire de Dunkerque (…), c’est un vrai plaidoyer pour l’Europe, un appel à l’héroïsme collectif. »
adolescents croisés sur place sont déjà nostalgiques : « Les équipes étaient très respectueuses et les habitants tellement ravis qu’ils organisaient des “apéros Dunkirk” le soir venu. » Les manifestations les plus spectaculaires du tournage ont eu lieu sur l’interminable ruban de plage qui longe Malo, sur lequel Nolan a fait reconstituer la jetée Est, où les militaires en fuite attendaient de pouvoir embarquer. Quentin, 25 ans, l’un des 1 300 figurants recrutés par la production aux quatre coins des Hauts-de-France, se souviendra longtemps de l’expérience : « On a eu une semaine de météo exécrable. Nous grelottions dans nos uniformes dès 5 heures du matin, trempés jusqu’aux os. Certains abandonnaient en cours de route. Et Nolan était en première ligne, qu’il pleuve ou qu’il vente ; il était rincé comme nous » , raconte cet étudiant en urbanisme, évoquant au sujet du cinéaste « un homme de peu de mots mais avec une incroyable prestance. Un général. On s’est juste permis de le surnommer “Bob” Nolan parce qu’il était affublé d’un bob par beau temps » . Pendant un mois, Dunkerque va littéralement revivre l’opération Dynamo, la tragédie du réel en moins : deux navires de guerre néerlandais (maquillés en vaisseaux de la Royal Navy) manoeuvrent dans les bassins de l’avant-port, des modèles réduits de Stuka allemands et un vrai Spitfire britannique survolent la plage, tandis que des feux sont allumés derrière la jetée pour reconstituer l’incendie des dépôts de carburant de Dunkerque. Sans oublier une série d’explosions déclenchées en mer et dans le sable pour figurer les bombardements allemands. « C’était parfois étrange de voir nos enfants faire des pâtés de sable sur la plage avec le bruit des explosifs non loin et la fumée noire à l’horizon » , se souvient Julie, attablée dans un restaurant où Nolan avait pris aussi ses quartiers – « Les meilleures frites de Dunkerque », lit-on, de sa main, sur une photo de lui-même avec le patron, affichée dans l’entrée.
Il suffit de se promener sur la digue, à Malo, pour comprendre à quel point ce tournage a (un peu) réenchanté une ville abîmée par le chômage. Conseiller municipal délégué aux affaires militaires et aux anciens combattants, Guy Lécluse, 82 ans, attend de pied ferme « Dunkerque » : « On espère surtout qu’il va rendre un peu plus justice à l’Histoire que ne l’avait fait “Week-end à Zuydcoote” [d’Henri Verneuil, 1964], un film qui a vraiment agacé les Dunkerquois, car il prenait l’opération Dynamo comme simple toile de fond à une histoire d’amour à la boule de gomme. » Lécluse, qui avait 5 ans lors des événements, se souvient des premiers bombardements ennemis sur sa ville : « Le 27 mai fut la journée la plus terrible. Toutes les quinzevingt minutes, des vagues successives de 30 à 40 avions déversaient entre 15 000 et 20 000 bombes sur le port, la plage et la ville. Il ne restait plus rien, Dunkerque était un brasier. Il y a eu 1 000 morts et 3 000 blessés ce jour-là. J’espère que le film en tiendra compte. » Recontacté au lendemain de l’avant-première, Lécluse nous confie son sentiment mitigé : « Toute l’évacuation est remarquablement filmée, mais on voit trop peu la résistance héroïque des Français et le sacrifice des Dunkerquois. Je pense quand même que la ville va adopter le film. » En ces temps post-Brexit, le message de cette très grande oeuvre force le respect. « Le jour du vote du Brexit, on tournait la scène qui ouvre le film, où un soldat anglais passe une barricade tenue par des Français, et l’un d’eux lui dit : “Bon voyage !” nous raconte le cinéaste. Ça a pris une résonance vraiment particulière, ce jour-là. Certains politiciens anglais ont exploité l’opération Dynamo comme argument pour sortir de l’Europe, et cette manipulation me met vraiment en colère, parce que l’histoire de Dunkerque, c’est tout le contraire. Un vrai plaidoyer pour l’Union européenne et un appel à l’héroïsme collectif. » Mission accomplie, général Nolan !