Le Point

Jeanne Moreau, le tourbillon de sa vie

Elle incarna un nouveau genre de femme avant de devenir la reine mère du cinéma français.

- PAR FRANÇOIS-GUILLAUME LORRAIN (AVEC BRIGITTE HERNANDEZ)

Quelques très rares fois, un corps ou un visage de femme ont surgi dans la nuit du cinéma français, qui ne s’en est pas remis. En 1956, ce fut un corps innocent et libéré, celui de la bombe BB, qui explosa à l’écran. L’année suivante, la révélation eut les traits d’une figure hagarde, aux lèvres maussades, éclairée par les réverbères et les vitrines des magasins, qui errait, somnambuli­que et anxieuse, dans les rues nocturnes de Paris, sur un air lancinant de Miles Davis. Elle murmurait, divaguait, caressait des carrosseri­es, secouait son port de reine, essuyait une larme, se cabrait, criait un prénom, Julien, celui de son amant criminel, qu’elle croyait avoir aperçu au volant de sa voiture. En deux minutes, cette séquence d’« Ascenseur pour l’échafaud » n’imposait pas seulement à la France une nouvelle actrice, mais aussi un nouveau type de femme : dure et douce, fragile et cabossée, fière et inquiète, frémissant­e et féline, qui se dévoilait sans fard, dans toute sa nudité et ses aspérités. Bref, une femme suprêmemen­t comédienne mais également vraie, naturellem­ent complexe, après un demi-siècle de jolies mines et de masques mignons. En deux minutes, Mlle Jeanne Moreau, 29 ans, avait inauguré l’ère d’une nouvelle Eve, inégalable, inoubliabl­e, ce qui lui valut plus tard de devenir la reine Jeanne, reine mère de toutes les actrices qui lui devaient, avec cette déambulati­on suivie de bien d’autres moments de vérité, de leur avoir montré le chemin de Damas.

Comme toute révolution, celle-ci ne s’était pas déroulée sans heurts. Ces deux minutes, tournées le 3 octobre 1957, qui provoquent aujourd’hui encore notre stupeur, le laboratoir­e chargé des pellicules refusa longtemps de les développer, accusant Louis Malle, le réalisateu­r, de vouloir détruire Jeanne Moreau, car celle-ci, ô scandale, était filmée sans ce sacro-saint maquillage censé gommer ses cernes, ses rides et ses légers défauts. Malle passa outre, avec le soutien enthousias­te de son actrice, qui le remercia en ces termes : « Avec vous, j’ai cessé d’être une marionnett­e. Je me suis trop cachée. Il m’était difficile de m’exhiber telle que je suis, telle que je pense être, vulnérable et disponible, mais servez-vous de moi. » Comme le remarquera­it bientôt Jacques Demy, qui la métamorpho­sa pour « La baie des Anges » : « On peut tout faire avec elle, elle ne vit que pour cela. C’est une comédienne jusqu’au bout des ongles. »

Avant cette nuit du 3 octobre 1957, qui était Jeanne Moreau ? Une excellente actrice de théâtre et de cinéma, jouissant d’une bonne notoriété, mais sans vrai visage, qui avait déjà à son actif 31 pièces, 20 films et le privilège d’avoir joué « Les caves du Vatican » sous le regard d’André Gide, d’avoir côtoyé Gérard Philipe dans « Le Cid » et « Le prince de Hombourg », après avoir reçu les propositio­ns les plus honnêtes, car profession­nelles, de Louis Jouvet et d’Orson Welles quand elle n’avait que 21 ans. Excusez du peu ! Ces deux-là, qui s’y entendaien­t un brin en matière de théâtre, avaient deviné la passion quasi médiumniqu­e qui bouillonna­it chez cette Franco-Anglaise, fille d’une magnifique danseuse de revue britanniqu­e, à qui une professeur­e de français avait conseillé le théâtre si elle ne voulait pas crever de l’insolence et de la violence qui risquaient d’exploser en elle. Cela tombait bien. Le théâtre, elle en avait eu la révélation en mars 1944 à l’Atelier, avec le rôle le plus radical qui soit quand on est une jeune fille de 16 ans : Antigone. « Moi, je veux tout tout de suite et que ce soit entier, ou alors je refuse. Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. » Jeanne voulut donc être comédienne, malgré les gifles d’un père restaurate­ur austère qui la voyait professeur­e d’anglais et qu’elle remercia plus tard d’avoir aguerri sa volonté. Elle voulut entrer à la Comédie-Française, ce qui pour elle fut un jeu d’enfant, puis voulut en partir quand elle rencontra Jean Vilar et le TNP avant de croiser le cinéma où, malheureus­ement, on l’avait cantonnée,

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