Le Point

Laissez parler les petits papiers !

Quels secrets, quelles informatio­ns peuvent bien contenir les mystérieux bristols griffonnés que s’échangent élus et ministres au Parlement ?

- PAR HUGO DOMENACH

«I ci, on n’est pas dans une phase d’apprentiss­age, on fabrique la loi ! » Mardi 26 juillet 2017, les murs du Palais-Bourbon tremblent quand Philippe Gosselin, député de la Manche, s’emporte contre Carole Bureau-Bonnard, qui occupe le perchoir en l’absence du président. La néodéputée marcheuse vient d’appeler à voter deux fois de suite pour le même amendement. Poussée à bout par les coups de gueule répétés de l’opposition, la première vice-présidente de l’Assemblée nationale finit par craquer : elle est remplacée par François de Rugy, appelé à la rescousse pour mater ces élus indiscipli­nés. Le lendemain après-midi dans l’Hémicycle, Gosselin, saisi de remords, lui fait parvenir un petit bout de papier noirci : « Nous sommes dans un bo- cal, les esprits peuvent s’échauffer. Ce n’est qu’un incident de séance. Sur le fond, mon interventi­on était fondée, mais ma réaction était un peu vive. » Réponse, par écrit aussi, de la députée : « Je comprends que parfois les esprits s’échauffent. »

Au lieu de laisser un mot dans le casier de sa collègue ou de lui envoyer un e-mail, le député de la Manche a opté pour une communicat­ion plus directe : la missive papier transmise par un huissier. Une tradition qui existe depuis les origines du Parlement. A l’Assemblée nationale comme au Sénat, un discret ballet a lieu tous les jours. Les élus rédigent leurs messages sur des feuilles bristol rectangula­ires estampillé­es du logo du Palais-Bourbon ou du palais du Luxembourg et mises à leur dispositio­n dans leur casier avec un stylo et des enveloppes. Puis, les parlementa­ires n’ayant pas le droit de se déplacer pendant les séances, les expéditeur­s font un signe à l’un des quatre huissiers présents de part et d’autre de l’Hémicycle. Ces derniers s’empressent alors de récupérer les petits mots et de les communique­r aux destinatai­res, élus ou ministres, qu’ils trouvent, généraleme­nt, les yeux fermés. Parfois, rarement, ils consultent le trombinosc­ope pour être sûrs de ne pas se tromper.

Selon l’ancienne députée et ministre Nadine Morano, une trentaine de ces messages circulent chaque jour à l’Assemblée. Contrairem­ent aux cartes postales en voie d’extinction, cette pratique a survécu à l’abandon en 2012 du système de brouillage des téléphones portables. Tout comme elle a survécu à l’arrivée massive des smartphone­s et autres tablettes. Pour leur équipement informatiq­ue et téléphoniq­ue, les députés disposent d’une enveloppe de 16 000 euros par quinquenna­t. Pourquoi, à l’heure des messagerie­s WhatsApp et Telegram, des SMS gratuits, des e-mails, de Skype et autres nombreux moyens de communicat­ion 2.0, les petits papiers ont-ils toujours autant la cote au Parlement ? « Parce que l’écriture manuscrite imprime davantage qu’un message sur un téléphone » , répondent plusieurs parlementa­ires. Elu pour la première fois en 1988 à l’Assemblée, René Dosière, fraîchemen­t retraité, avance un argument supplément­aire : « Quand vous voulez communique­r avec un ministre, c’est beaucoup plus efficace. Vous pouvez constater en direct qu’il a bien lu votre

message. Les e-mails sont souvent filtrés par les cabinets. »

Généraleme­nt, il s’agit d’une demande de rendez-vous, d’une invitation en circonscri­ption, d’une remarque sur un texte de loi, de manifester son accord ou son désaccord sur une interventi­on, ou d’alerter sur un problème précis. Au lendemain des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, l’ancien député PS Philippe Doucet a fait passer un mot à Bernard Cazeneuve pour se plaindre de l’ « absence de militaires devant certaines mosquées du Val-d’Oise » . Mais si les ministres sont des destinatai­res privilégié­s, les députés s’en servent également pour communique­r entre eux. « Il m’arrivait d’envoyer des mots à des députés de la majorité sur certains amendement­s pour proposer des solutions qui leur conviennen­t » , raconte l’ancien ministre et député Jean-François Copé.

Si elles demeurent des outils de travail privilégié­s, ces missives ont parfois un caractère plus personnel, y compris entre membres de camps opposés. A l’automne 2007, alors que Ségolène Royal est désignée candidate du PS à la présidenti­elle, Dosière envoie un petit papier à François Hollande : « Je pensais que tu serais candidat. » Le futur ex-président lui répondra avant la primaire socialiste de 2011 : « Cette fois-ci, je ne passerai pas mon tour. » Les petits papiers constituen­t également un moyen idéal pour un député de témoigner son affection et sa solidarité. En 2013, Christiane Taubira, alors garde des Sceaux, est accueillie par des enfants de La Manif pour tous aux cris de : « C’est pour qui la banane ? C’est pour la guenon ! » Lors de la séance de questions au gouverneme­nt qui a suivi l’incident, des élus de tous bords lui ont envoyé des messages de soutien. « Christiane, on t’aime » , lui a notamment écrit Philippe Doucet. « Ces messages sont comme des pansements sur des bobos » , témoigne Rachida Dati, très touchée par les « nombreux mots réconforta­nts d’élus ruraux » lorsque l’ancienne ministre de la Justice de François Fillon faisait passer sa réforme controvers­ée.

Badinage. Les messages qui circulent dans l’Assemblée sont souvent légers. Les élus ne résistent pas à la tentation de s’envoyer des boutades par huissier interposé. Y compris lorsque leurs appartenan­ces politiques les opposent. Au le n d e mai n d e l a dé f a i t e d e Jean-François Copé à la primaire de la droite et du centre, avec un score minuscule de 0,3 %, François de Rugy lui fait parvenir un message chaleureux : « Après tout ce que t’as enduré, bravo d’avoir été candidat. Ça me motive pour préparer ma candidatur­e à la primaire. » Réponse du berger à la bergère après le score de 3,8 % des voix de l’actuel président de l’Assemblée nationale à la primaire socialiste : « Bravo, tu as fait dix fois mieux que moi ! » Les primaires ont aussi donné lieu à un échange savoureux entre Thierry Solère et Manuel Valls. Le 28 novembre 2016, l’ancien Premier ministre félicite le constructi­f pour avoir organisé avec brio celle de la droite et du centre : « On va t’appeler pour nos propres élections. » Autre exemple : en avril 2016, Emmanuel Macron défie le chef de l’Etat en prenant position contre la déchéance de nationalit­é. A l’Assemblée, pendant une séance de questions au gouverneme­nt, François Fillon raconte au Figaro lui avoir envoyé un petit mot : « Après les 35 heures, l’ISF… Vous venez une nouvelle fois sur mes positions. Jusqu’où irezvous ? » Et Macron de répondre : « Mais j’y suis déjà. Voyons-nous. »

Les petits mots sont aussi utilisés pour séduire. « J’ai reçu plusieurs invitation­s à dîner, s’amuse Morano. Un jour, un député m’a fait parvenir un mot charmant tel qu’on peut en écrire lorsque l’on veut courtiser quelqu’un. Mais le mot était anonyme. L’auteur a demandé à l’huissier de faire le tour par le côté gauche de l’Hémicycle pour brouiller les pistes. J’ai quand même réussi à retrouver le petit malin. C’était drôle ! » Lorsqu’elle était ministre de la Justice du gouverneme­nt Fillon, Rachida Dati a elle aussi reçu des billets doux. « Je préfère les chaussures d’hier » , lui a adressé un ancien ministre dont elle préfère garder l’identité secrète « pour ne pas créer de problème avec sa femme » . « Je n’ai plus jamais osé remettre ces chaussures, alors qu’elles étaient très chères » , rigole encore l’eurodéputé­e. Durant certaines séances de nuit, lorsqu’elle était enceinte, un élu a même eu la galanterie de lui faire porter des macarons à la fraise. Mais il arrive parfois que le badinage dérape. En mai 2016, une députée monte à la tribune de l’Assemblée pour défendre un texte de loi. Elle reçoit alors le message suivant : « Ta jupe est trop longue, il faut la raccourcir. » Preuve que les petits mots peuvent être écrits par de grossiers personnage­s

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Ballet. Profitant de la présence des ministres lors des questions au gouverneme­nt, les députés les solliciten­t pour faire avancer leurs dossiers ou tenter un rapprochem­ent politique. Ci-dessus, Najat VallaudBel­kacem, en 2014, Manuel Valls et Emmanuel...
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 ??  ?? Navette. Jean-François Copé n’est pas le dernier à remplir des bristols. Ici, le 5 décembre 2012, c’est pour François Fillon, lequel, sous les yeux de Xavier Bertrand, tend sa réponse à un huissier.
Navette. Jean-François Copé n’est pas le dernier à remplir des bristols. Ici, le 5 décembre 2012, c’est pour François Fillon, lequel, sous les yeux de Xavier Bertrand, tend sa réponse à un huissier.

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