Le Point

Et maintenant, l’autoroute de la Soie...

A coups de milliards, Xi Jinping compte mettre l’économie chinoise au centre du monde.

- DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL AU LAOS SÉBASTIEN FALLETTI

Les grues jaunes jaillissen­t de la jungle, striant le ciel grisâtre délavé par la mousson. La boue orange colle aux tongs des rares gamins qui affrontent la touffeur de l’après-midi et seuls les moteurs rugissants d’énormes camions cabossés viennent couvrir le bruissemen­t d’insectes montant de la végétation luxuriante. Le râle assourdiss­ant de la forêt tropicale.

Bienvenue au royaume du Million-d’Eléphants, comme les brochures touristiqu­es aiment qualifier le Laos, pays parmi les plus pauvres d’Asie. Pourtant, ici, à Boten, c’est toujours la Chine, bien que nous ayons franchi la frontière de la montagne de l’Amitié. Cette bourgade fantôme a été louée à Pékin pour quatre-vingt-dix-neuf ans. On y parle le mandarin, on y vit à l’heure chinoise et les 3 000 habitants, dont 85 % viennent de l’empire du Milieu, captent le réseau téléphoniq­ue chinois.

Dans la rue principale, les ouvriers achètent des pattes de poulet grillées grâce à Alipay, l’applicatio­n de paiement en ligne d’Alibaba. Et ce n’est qu’un début. « Nous avons

évacué les Laotiens. Ils sont trop lents et peu qualifiés. D’ici trois ans, il y aura 30 000 Chinois ici et, à terme, 100 000 », assène Duan Wenping, directrice marketing du Haifeng Group. Ce gros promoteur immobilier du Yunnan voisin compte transforme­r ce village, assoupi depuis la fermeture d’un sulfureux casino, en poste avancé de la civilisati­on chinoise.

Une gigantesqu­e maquette dévoile ce projet pharaoniqu­e de cité radieuse surgissant de la jungle sur 34 kilomètres carrés. « On va raser sept collines pour gagner 10 000 hectares. Ici, il y aura le centre d’affaires, des duty free, une école de langues. On va bâtir 10 000 chambres d’hôtel pour les touristes chinois en quête d’air pur », explique notre guide. Sans oublier trois temples de style lao, pour le folklore, et un champ de courses de 500 hectares, « le plus grand d’Asie » .

Ce programme improbable aux confins d’un pays pauvre et enclavé ne rencontre pas de problèmes de financemen­t. Il bénéficie de la garantie de l’Etat chinois, car il est estampillé du label Obor (One Belt, One Road – une ceinture, une route), le projet phare de Xi Jinping qui donne accès à des prêts préférenti­els des banques chinoises. « Nous sommes grandement aidés par l’Obor. Boten va devenir un noeud de communicat­ion stratégiqu­e », confirme Duan. En effet, cette localité isolée est en passe de devenir un nouveau point de passage crucial pour la seconde économie mondiale, partie à l’assaut de l’Asie du Sud-Est avec des visées géostratég­iques planétaire­s.

A équidistan­ce entre Kunming, la plus grande ville du Yunnan, et Vientiane, la capitale du Laos, à 700 kilomètres, Boten va devenir un hub grâce à la constructi­on en cours de deux axes. D’abord un chemin de fer qui reliera Pékin à Bangkok, puis Singapour à l’horizon 2025. Ensuite une autoroute dont les spectacula­ires viaducs sont déjà visibles sur les contrefort­s du Yunnan, et qui basculera vers le Triangle d’or avant de débouler dans la plaine thaïlandai­se jusqu’à Bangkok.

Cet axe doit permettre d’exporter les produits chinois vers les nouveaux marchés émergents du Sud, mais également de remédier au « dilemme de Malacca », qui taraude les stratèges depuis des siècles. Un embranchem­ent doit en effet conduire vers le port birman de Moulmein, que Pékin veut déve-

lopper pour s’offrir un débouché direct sur l’océan Indien, courtcircu­itant le fameux détroit de Malacca, par où transitent 80 % des importatio­ns chinoises de pétrole moyen-oriental. « En cas de guerre, nos approvisio­nnements venant d’Europe ou du Moyen-Orient ne dépendront plus du détroit, contrôlé par

Singapour », explique la responsabl­e du projet immobilier. Une guerre contre qui ? L’Amérique, bien sûr.

Dans la Chine du parti unique, développem­ent économique et intérêts géopolitiq­ues marchent main dans la main. Ils s’inscrivent dans le « rêve chinois » du président Xi, qui a fait de la renaissanc­e de la grande Chine un pilier de sa popularité depuis son arrivée au pouvoir en 2013. Et la nouvelle route de la Soie est le projet emblématiq­ue de son règne.

Offensive de charme. Désormais, tout document, discours d’officiel ou stratégie d’entreprise doit s’inscrire dans le cadre de l’Obor pour être audible. Mao avait lancé le « grand bond en avant », Deng Xiao Ping permit le décollage économique grâce à ses « trois modernisat­ions ». Xi compte remettre l’empire du Milieu au premier rang mondial grâce à l’Obor.

« L’Obor se concentre sur l’Asie, l’Europe et l’Afrique et est ouverte à tous les amis », a lancé le nouveau timonier lors du premier sommet consacré à l’initiative, le 14 mai à Pékin. Dans l’assistance, Vladimir Poutine, le Turc Recep Tayyip Erdogan, le populiste philippin Rodrigo Duterte et l’euroscepti­que hongrois Viktor Orban applaudiss­ent, alors que Trump et les grands pays européens snobent l’événement. Déjouant les critiques occidental­es,

Le programme est estampillé du label Obor (One Belt, One Road – une ceinture, une route).

 ??  ?? Pharaoniqu­e. Boten, au Laos, va devenir un gigantesqu­e hub grâce à deux axes : un chemin de fer (ici, le creusement d’un tunnel) et une autoroute, qui relieront à terme Pékin à Singapour.
Pharaoniqu­e. Boten, au Laos, va devenir un gigantesqu­e hub grâce à deux axes : un chemin de fer (ici, le creusement d’un tunnel) et une autoroute, qui relieront à terme Pékin à Singapour.
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