Le Point

L’homme qui murmurait à l’oreille d’« oncle Xi »

Colonel à la retraite, Liu Mingfu a inspiré le nationalis­me du nouveau timonier.

- DE NOTRE CORRESPOND­ANT EN CHINE SÉBASTIEN FALLETTI

D’abord, il y a cet immense Mao de pierre qui accueille le visiteur d’un salut martial, défiant le temps et le ciel immaculé de Pékin. Sous sa casquette révolution­naire, engoncé dans son lourd manteau, le Grand Timonier règne toujours sur cette caserne de l’ouest de la capitale de l’Empire rouge. Devant lui, des soldats bien vivants sous leur chapka montent la garde au checkpoint ; les yeux impassible­s comme des meurtrière­s.

Sur le trottoir, une petite dame en manteau bleu nous alpague. D’un coup d’oeil, elle nous invite à monter dans une voiture qui attend. « Mettez votre capuche sur la tête. Il est toujours interdit aux étrangers d’entrer dans une caserne chinoise. On va passer par une autre porte » , explique la ménagère, jouant les espionnes venues du froid. La voiture franchit un point de passage secondaire ; je cache mon long nez d’Occidental sous le capuchon de ma parka militaire. Un coup d’oeil à droite, un à gauche ; la voie menant à l’appartemen­t de notre hôte est libre.

Liu Mingfu, colonel à la retraite de l’Armée populaire de libération (APL), n’a rien d’un dissident. Il serait plutôt à ranger dans la catégor i e de s c o mmunist e s zé l é s , tendance nationalis­te. Un stratège « triomphali­ste », dont les vues risquent de conduire à une guerre dévastatri­ce entre les deux premières puissances mondiales, selon le jugement porté par Henry Kissinger dans son livre de référence, « De la Chine » (Fayard), publié en 2011. L’ancien conseiller de Richard Nixon, qui a désormais l’oreille de Donald Trump, a lu avec inquiétude le best-seller de Liu prônant, dès 2010, une montée en puissance sans complexes du géant asiatique renaissant. Un programme patriotiqu­e qui semble avoir inspiré le président Xi Jinping depuis son arrivée au pouvoir, en 2013, puisque celui-ci a repris le titre du livre, « Le rêve chinois », comme slogan.

Un bel homme longiligne et souriant nous accueille en pantoufles sur le parquet ciré. La lumière blafarde d’un pâle soleil découpe les boiseries ajourées en motifs traditionn­els, donnant un air de « Lotus bleu » à cet appartemen­t de cadre communiste. Le thé vert est servi, assorti de cerises d’Australie. Nous sommes traités en VIP. Les diplomates et attachés de défense de l’ambassade des EtatsUnis viennent régulièrem­ent sonder Liu, en toute discrétion, mais ils n’ont pas les honneurs de la caserne. « J’aime les Français. J’admire chez vous Louis XIV, Napoléon et le général de Gaulle. Ces trois dirigeants ont osé défier les puissances anglosaxon­nes. Aujourd’hui, il faut suivre leur exemple » , explique l’officier devenu professeur à l’Université nationale de défense.

L’heure est à l’offensive, pour ce fils d’une famille modeste du Shandong qui a consacré sa carrière à l’APL, plus précisémen­t à en former les officiers. Adieu, les appels à la prudence de Deng Xiaoping, qui conseillai­t à la Chine de faire « profil bas pour attendre son heure » . Liu, grand lecteur de Marx et de Lénine, juge que le rapport de forces a depuis évolué en faveur de Pékin, qui doit désormais assumer sans ambages son objectif ultime : la première place mondiale.

« Le rêve chinois est de dépasser les Etats-Unis, nous ne pouvons nous contenter de la deuxième place. Nous y arriverons d’ici vingt à trente ans », pronostiqu­e-t-il. Une conviction qui s’inscrit dans le gr a nd cy c l e de l ’ hi s t oi r e du monde vue de Pékin. Il s’agit de mettre fin à une parenthèse de deux siècles durant lesquels l’Occident a bafoué la suprématie de l’empire du Milieu, grâce à sa supériorit­é militaire et de sournoises manoeuvres, comme la guerre de l’Opium (1839-1842).

Cette suprématie occidental­e est une goutte d’eau éphémère amenée à se diluer dans les « cinq mille ans » d’histoire de la civilisati­on chinoise, comme le content les livres officiels. Mais l’humiliatio­n est toujours vive et nourrit le formidable décollage économique orchestré par le régime depuis les

« Plus les Etats-Unis sont forts, plus le monde est en danger. Plus la Chine s’affirmera, plus il sera en sécurité. » Liu Mingfu

années 1980. Une revanche par le PIB, qui trouve aujourd’hui son prolongeme­nt sur le plan militaire, avec un budget à deux chiffres visant à combler le retard technologi­que face au Pentagone. « Le match final a commencé, et Xi Jinping va nous conduire au titre de champion du monde ! » s’enflamme Liu.

Faucon chinois. La « renaissanc­e pacifique » prônée par le président Hu Jintao jusque dans les années 2000, fidèle au conseil tactique du vieux Deng, laisse donc place à un nationalis­me assumé sous la houlette du nouveau timonier. Le succès éditorial du colonel Liu illustre ce glissement tectonique, lourd d’enjeux pour la sécurité mondiale.

Lorsqu’il paraît en 2010, son ouvrage s’arrache comme des petits pains dans les milieux nationalis­tes. Au point que les censeurs finissent par l’interdire dans les rayons, de peur de détériorer les relations avec Washington, rival mais partenaire indispensa­ble. Nous sommes au lendemain du krach de Wall Street et la Chine joue au sauveur de l’économie mondiale, grâce à un plan de relance géant. Le robotique Hu mise sur un condominiu­m stable avec le jeune Barack Obama, fraîchemen­t élu. En 2013, l’arrivée au pouvoir du prince rouge Xi Jinping change la donne. Il sonne l’heure de la reprise en main idéologiqu­e et nationalis­te. Le programme du faucon Liu se retrouve dans la bouche du nouveau timonier. Le nouveau président promet l’accompliss­ement de la « renaissanc­e nationale » d’ici à 2049, date anniversai­re du centenaire de la Chine communiste.

Dans un grand rire, Liu jure n’avoir jamais rencontré « Xi dada » (oncle Xi), ni même inspiré son rêve chinois. Prudence de loup ; on ne s’autoprocla­me pas conseiller de l’Empereur impunément. Notre colonel est en revanche devenu son principal thuriférai­re, lui dédiant un nouveau livre et créant même une revue sino-anglaise à la gloire de « la théorie de Xi Jinping » . « Il a un man- dat de dix ans, mais, dans le coeur des Chinois, nous le voulons pour vingt ans ! » s’enflamme Liu, à la veille d’un congrès qui doit, cet automne, consacrer l’emprise de Xi sur l’appareil. Un fait inédit depuis Mao. Ce règne sans partage doit permettre de gagner la bataille du siècle contre Washington, pour le bien de l’humanité, bien entendu. « Plus les Etats-Unis sont forts, plus le monde est en danger. Plus la Chine s’affirmera, plus il sera en sécurité », assène le colonel.

Pour promouvoir ses livres, Liu peut compter sur un autre expert en marketing : Donald Trump. « Je l’adore ! Il est très intéressan­t, avant c’était banal » , rigole notre militaire sexagénair­e. L’élection surprise du trublion new-yorkais a permis la publicatio­n en janvier de son dernier ouvrage, bloqué depuis cinq ans, au titre limpide : « Le crépuscule de l’hégémonie ». La couverture montre le Capitole se détachant dans un ciel d’apocalypse, avec en sous-titre : « Le livre que Trump doit lire ». Tout un programme

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Prudent. Liu Mingfu affirme n’avoir jamais rencontré « Xi dada » (oncle Xi). On ne s’autoprocla­me pas conseiller de l’Empereur impunément.

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