Sur la base de Guam, la gran de peur de l’Amérique
Pour contrer les ardeurs chinoises, l’US Navy réarme son poste avancé du Pacifique. Reportage.
Les cocotiers se balancent langoureusement sur le sable aveuglant et l’eau turquoise. Au large, le bleu cobalt du Pacifique se transforme en écume lorsque l’océan se fracasse inlassablement sur la barrière de corail. Un décor à la Gauguin pour l’une des plus sauvages tueries de la Seconde Guerre mondiale. « C’est ici que nous avons forgé notre histoire. Mille cinq cents marines sont morts dans l’assaut de Guam », explique fièrement le major Timothy Patrick, au volant d’un van le long de cette plage paradisiaque. Un grand boulevard épouse les collines à la végétation luxuriante, entrecoupé de quelques stationsservice qui vendent des carrot cakes sous cellophane, avec de la country en musique de fond. Ambiance Route 66 sous les tropiques. Trapu, quelques poils réglementairement coupés sous sa casquette, notre guide est l’avant-garde du retour des « nuques de cuir » sur ce volcan stratégique, considéré comme la plus haute montagne du globe parce qu’elle domine la vertigineuse fosse des Mariannes, profonde de 11 000 mètres, dans les entrailles du Pacifique.
Au matin du 21 juillet 1944, la 3e division des marines se lance à l’assaut des récifs de cette forteresse naturelle, contrôlée par l’armée impériale japonaise. Une bataille sanglante de plusieurs se- maines qui se termine par un hara-kiri du général Obata, mais aussi un exploit qui annonce le dénouement de la guerre du Pacifique. A 2 600 kilomètres de Tokyo, Guam offre enfin une piste de décollage aux bombardiers américains, à portée de la capitale nipponne, qu’ils vont arroser de bombes incendiaires. C’est de l’îlot de Tinian, dans le nord du petit archipel des Mariannes, que le B29 « Enola Gay » s’envole pour semer la mort sur Hiroshima, le 6 août 1945, et faire plier l’empereur Hirohito.
« Aujourd’hui encore, nous sommes confrontés à la tyrannie de la distance. Faire traverser le Pacifique à un corps expéditionnaire est une opération dantesque. C’est pourquoi nous allons nous prépositionner ici », explique le major Patrick. Au XXIe siècle, Guam reprend toute son importance stratégique aux yeux du Pentagone. Mais, cette fois, ce sont Pékin et Pyongyang qui sont en ligne de mire. L’officier est ici pour préparer le retour en force du prestigieux US Marine Corps à Guam, qui deviendra sa principale base en Asie-Pacifique à l’horizon de 2020. « Dans la zone, nous risquons de renouer avec le combat conventionnel contre des armées nationales, ce que nous n’avons plus fait depuis l’opération “Bouclier du désert” contre l’Irak en 1992 », commente cet ancien du front moyen-oriental. Plus de 5 000 « tueurs » , comme il les décrit, seront basés dans cet écrin tropical, prêts à se projeter vers un théâtre de crise. Un chantier colossal visité par Le Point, chiffré à 8,7 milliards de dollars.
Le débarquement du corps d’élite viendra épauler l’US Air Force et la Navy, portant ainsi à 14 000 le nombre de militaires postés sur l’île, sans compter leurs familles et autres civils. Une forteresse au coeur de l’océan, avec piscine, champs de tir sur des plages de rêve et parcours du combattant
« On coupera son approvisionnement à l’armée chinoise, puis on bombardera ses hôpitaux. » Josh, une jeune recrue
dans la jungle. Le tout posé à côté des hôtels 5 étoiles fleurant bon les années 1980, lorsque Guam était la destination phare des lunes de miel japonaises ou coréennes. A Tumon, la station balnéaire de l’île, les visages asiatiques dominent, mais l’accent comme les menus sont indubitablement américains, entre barre chocolatée au tabasco et Budweiser. A l’heure des drones et de la cyberguerre, cette île découverte par Magellan offre toujours un relais logistique crucial aux forces américaines pour assurer leur ligne de communication entre la Californie, à 9 000 kilomètres,etl’Asie,nouveaupoumon économique mondial. Les porteavions de la 7e flotte comme les so u s - ma ri n s nu c l é a i r e s s’ y ravitaillent. Et d’immenses « balles de golf » posées sur les collines cachent de puissantes antennes satellites, transmettant des milliards de données chiffrées entre l’Asie et Washington.
Match du siècle. Guam est devenu un pion essentiel du Pentagone pour enrayer l’inexorable montée en puissance chinoise. La décision, prise sous George W. Bush, d’y réinstaller les marines anticipait le match du siècle, qui s’accélère depuis l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping, en 2013. Le nouveau timonier rouge a rompu avec les conseils de prudence du défunt Deng Xiaoping ainsi qu’avec l’ « émergence pacifique » prônée par son prédécesseur, Hu Jintao. Ce fils d’un compagnon de route de Mao juge l’heure venue d’assumer sans complexe la renaissance de l’empire du Milieu, au coeur de l’Asie, comme le dessine sa nouvelle route de la Soie (voir p. 24).
La deuxième économie mondiale est passée à l’action en mer de Chine méridionale, dont elle revendique 90 % des eaux, selon un tracé en forme de « langue de buffle » qui fait fi des revendications de ses petits voisins – le Vietnam, les Philippines, la Malaisie ou l’Indonésie. Depuis 2014, l’Armée populaire de libération a transformé sept récifs en îles artificielles, sous le regard impuissant de Ba- rack Obama. « Lors de leur sommet en Californie, Xi a pris le pouls d’Obama, comme un médecin chinois, et il en a senti la faiblesse », analyse Nguyen Ngoc Truong, président du Centre d’études stratégiques et développement international, un groupe de réflexion vietnamien. Une politique du fait accompli visant à prendre l’avantage avant l’arrivée d’un président plus musclé à la Maison-Blanche ? En quelques mois, les récifs coralliens tels que Fiery Cross ou Johnson du Sud ont été transformés en bases de haute mer et dotés de pistes d’atterrissage, d’entrepôts et de quais d’embarquement, en violation de la convention sur le droit de la mer de l’Onu et des normes environnementales. Des infrastructures civiles, jure Pékin, et le président chinois a promis de ne pas militariser l’archipel des Spratleys, en mer de Chine méridionale.
L’engagement semble déjà lettre morte, alors que des images satellites révèlent l’installation de canons anti-aériens sur les sept îles artificielles. « Si quelqu’un sonne à votre porte, arrogant et fanfaron, vous ne prenez pas vos précautions ? » rétorque le ministère chinois de la Défense. Une réplique aux patrouilles de l’US Navy en mer de Chine destinées à défendre la liberté de navigation et le caractère international de ces eaux, et dont Pékin exige l’arrêt immédiat.
La progression fulgurante des positions chinoises dans ces eaux stratégiques, où transite un tiers du commerce mondial, couplée à un programme de développement accéléré de sous-marins d’attaque, nourrit les pires craintes de Washington : que la mer de Chine mér id i o n a l e de v i e nne un « la c chinois » interdit à l’US Navy. Une menace aux implications majeures : « La Chine pourrait s’assurer une position navale dominante grâce à une chaîne d’îles et pousser ses voisins dépendant du commerce avec elle, et doutant de la capacité américaine à réagir, à adopter des politiques favorables à Pékin. In fine, cela conduirait à la création d’un bloc asiatique sino-centrique qui dominerait le Pacifique occidental », résumait Henry Kissinger dans un article prophétique de Foreign Affairs, en 2012.
Un scénario confirmé au Point par Mohamad Mahathir, père fondateur de la Malaisie moderne, qui prédit l’installation de bases militaires chinoises dans son pays pour contrôler le détroit stratégique de Malacca, en damant le pion à Singapour. « Les pays de l’Asean
risquent de devenir des vassaux de Pékin. Les Chinois déversent d’énormes sommes d’argent dans la région et y font venir leurs travailleurs. C’est comme si nous retournions à l’époque où nous envoyions un tribut à l’empereur de Chine », s’inquiète l’ancien Premier ministre, leader du mouvement des non-alignés.
Sous la houlette de son numéro un, le Parti communiste chinois édicte en creux une version asiatique de la doctrine Monroe, qui exclut en 1823 toute puissance coloniale européenne de l’hémisphère américain. Une stratégie qui fit de l’A m é r i q u e latine l’arrière-cour de Washington pour le siècle suivant. Aujourd’hui, la Chine rouge se drape dans l’étendard du commerce pacifique et des investissements en infrastructures pour séduire ses voisins. Et montre du doigt le trouble-fête américain, armé jusqu’aux dents, menaçant l’« harmonie » asiatique. Dans cette confrontation, la Chine a pour elle la géographie et l’Histoire. En dépit de son retard militaire, qu’elle tente de combler grâce à une croissance à deux chiffres du budget de la défense, elle est à pied d’oeuvre pour contrôler la mer de Chine, de sa base de sous-marins de Hainan et ses positions dans les Paracel, comme Woody Island, arrachée au Vietnam et désormais dotée de missiles surface-air. Une proximité commerciale et militaire qui pèse lourd aux yeux des pragmatiques capitales d’Asie, qui doutent de la détermination de Washington à s’investir durablement dans la région en dépit du « pivot asiatique » théorisé par l’administration Obama.
Le grondement sourd de l’immense aigle gris déchire la torpeur de la plage de Tumon avant de se poser sur la piste de la base Andersen, dans le nord de Guam. Le B1, capable d’emporter l’arme nucléaire, participe à l’exercice « Cope North » en compagnie d’une centaine d’appareils, dont des F18 et F16 qui, ce jour-là, décollent sans arrêt de l’immense plateau. « Si quelque chose survient dans le Pacifique, ils seront tous de la partie », justifie Jessica Clark, capitaine de l’US Air Force. Parfois, lorsque Kim Jong-un s’agite, l’inquiétant B2, une aile volante furtive, vient se poster à Andersen. Ce bombardier stratégique high-tech prend le relais des B52 qui décollaient d’ici pour terroriser le Vietnam. L’avance technologique américaine peutelle combler le handicap géographique ? Certains rêvent d’en découdre, comme Josh, jeune recrue de l’Ohio qui a choisi les ma- rines pour être en première ligne. L’armée chinoise ne lui fait pas peur. « Elle est vulnérable. On commencera par lui couper son approvisionnement, puis on bombardera ses hôpitaux », s’enflamme-t-il. La Corée du Nord l’impressionne plus : « Elle, elle a un grain … comme moi ! » s’esclaffe le gaillard, avant de céder à la fièvre du samedi soir de Tumon. Ses supérieurs sont plus diplomates : « Nous, les militaires, sommes capables de compenser ce désavantage lié au terrain. Reste la question de la volonté politique », déclare le major Patrick.
Le président Donald Trump a proposé une augmentation de près de 10 % du budget de la défense, confirmant sa volonté de montrer les muscles pour faire pression sur Pékin. Durant sa campagne, il avait ouvertement désigné la Chine comme un adversaire, l’accusant d’avoir « violé » l’Amérique en usant de concurrence déloyale. Depuis sa victoire, Trump a défié Pékin sur le commerce et la mer de Chine méridionaleà coups de tweets. Au point de menacer de remettre en question le principe de la Chine unique en s’entretenant avec la présidente de Taïwan. Malgré ces coups de menton, les experts doutent de la capacité du milliardaire à inverser la tendance du déclin américain en Asie-Pacifique. « La Chine a gagné l’élection américaine », titrait même la prestigieuse revue Foreign Policy au lendemain de la victoire de Trump. Car, en dépit des porteavions patrouillant sur la zone, l’influence américaine réside d’abord dans son soft power économique et culturel et la crédibilité de son engagement auprès de ses alliés. Deux piliers que Trump a déjà beaucoup fait trembler.
Doute. En menaçant, durant sa campagne, de retirer les GI postés au Japon et en Corée du Sud faute d’une plus grosse contribution financière de ces pays, le candidat a semé le doute chez les alliés les plus fidèles de la région, jusqu’à Singapour. Même si son secrétaire à la Défense, James Mattis, tente depuis de rectifier le tir, le mal est fait, aggravant une perception grandissante depuis l’ère Bush. « Les Asiatiques réalisent que les EtatsUnis suivent d’abord leurs intérêts », analyse Razeen Sally, professeur à l’Université nationale de Singapour. Dès le lendemain de son arrivée à la Maison-Blanche, Trump a offert un cadeau inespéré à Pékin en annulant par décret le Partenariat transpacifique (TPP). Cet ac c o r d d e li b r e - é c hange patiemment négocié par Obama avec onze partenaires, dont le Japon, le Vietnam, la Malaisie ou l’Australie, était le fer de lance de son pivot asiatique. Il offrait à Hanoi ou Kuala Lumpur une alternative pour soustraire leur économie à la mainmise de leur
Les pires craintes de Washington : que la mer de Chine méridionale devienne un « lac chinois » interdit à l’US Navy.
immense voisin en misant sur la montée en gamme grâce à un accès privilégié au marché américain. Le retrait de Trump laisse ces pays orphelins face au flot d’investissements chinois. « Le TPP était notre dernière chance de contrer l’influence chinoise. Désormais, nous risquons de devenir une colonie », estime Edmund Terrence Gomez, professeur à l’université de Malaya, à Kuala Lumpur. Plus grave, certains alliés doutent de la volonté de Washington de les défendre en cas d’agression, en dépit d’un traité bilatéral. Aux Philippines, le président Rodrigo Duterte a annoncé son « divorce d’avec les Etats-Unis » lors d’un voyage spectaculaire à Pékin, aux allures d’allégeance à Xi. Ce retournement fracassant est nourri par l’antiaméricanisme viscéral du bouillonnant matamore, qui avait traité Obama de « fils de pute », mais il s’appuie également sur une lecture réaliste de l’équilibre des forces. « Duterte est prag- matique, il a compris que les Américains ne bougeraient pas en cas d’agression chinoise sur Scarborough [îlot revendiqué par la Chine, les Philippines et Taïwan, NDLR] », analyse Richard Heydarian, professeur à l’université de La Salle, à Manille. Depuis 2012, les garde-côtes chinois ont interdit aux pêcheurs philippins l’accès à cet immense récif, situé à 192 kilomètres au large de Manille et qui cache un gisement de gaz crucial pour l’avenir de l’archipel aux 100 millions d’habitants.
L’enjeu de la bataille en mer de Chine méridionale dépasse celui de quelques îlots et devient un test pour l’ordre mondial au XXIe siècle. Sera-t-il régi par le droit ou la force ? L’ancien président philippin Benigno Aquino a comparé Scarborough aux Sudètes, abandonnées lâchement par la France et le Royaume-Uni à Hitler. Une pierre dans le jardin des Occidentaux, qui craignent de se confronter au géant émergent. Paris aime s’affir- mer en puissance du Pacifique, la marine nationale patrouille parfois en mer de Chine, mais en faisant profil bas.
En mer, les options sont limitées, même pour l’armada américaine, comme semble l’avoir déjà appris Rex Tillerson. Lors de ses auditions au Congrès, le secrétaire d’Etat avait suggéré un blocus pour empêcher la marine chinoise de ravitailler les îles de la controverse. Depuis qu’il a pris en main la diplomatie américaine, l’ancien PDG d’Exxon a mis cette proposition explosive en sourdine. Car une escarmouche musclée au large pourrait rapidement déraper, créant le risque d’un conflit direct entre les deux premières puissances mondiales.
Baisser pavillon. La capture, en janvier, d’un drone sous-marin américain par les forces chinoises sonne comme un avertissement. Xi Jinping, tenant du « rêve chinois »,aunemargedemanoeuvre limitée, ne pouvant se permettre de baisser pavillon au large, devant une opinion fière de réaffirmer la puissance séculaire de l’empire. Un scénario apocalyptique que ni Pékin ni Washington n’ont pour l’heure intérêt à voir se concrétiser. « Trump a peu de cartes en main en mer de Chine. Les Chinois vont le tester. La prochaine étape sera de conquérir une île contrôlée par un pays voisin », prédit Mathieu Duchâtel, chercheur au Conseil européen des relations internationales.
Sous les cocotiers de Guam, certains ont des fourmis dans les jambes et cachent mal leur exaspération face aux avancées chinoises et à la timidité de la réponse de Washington. « Si vous lâchez la bride à un marine, il foncera au combat ! Savez-vous pourquoi nous ne possédons par l’arme nucléaire, contrairement à l’Air Force ou la Navy ? Parce que nous risquerions de nous en servir ! » rigole le major Patrick. « Nous sommes aux services du pouvoir civil, nous offrons des options. C’est à lui de décider », ajoute le soldat. En attendant, il ira ce week-end entretenir son endurance dans les rouleaux du Pacifique. L’initiation au jeu de go n’est pas au programme
L’ex-président philippin Benigno Aquino a comparé Scarborough aux Sudètes, abandonnées lâchement par la France et le Royaume-Uni à Hitler.