Les Maldives, djihadi sme et cocotiers
Reportage au coeur de l’archipel, l’un des plus grands pourvoyeurs de candidats au martyre.
La voix arrive de très loin, de l’atoll de Fuvammulah, le plus méridional des Maldives, un caillou perdu dans l’océan Indien à trois jours de bateau de Malé. C’est la voix d’une mère qui pleure la mort de son fils : « Munsif était un enfant gai et joueur. Il a été arrêté, mais, quand il est sorti de prison, tout semblait comme avant. Il m’a dit qu’il allait au Sri Lanka faire un contrôle médical pour avoir un bébé avec son épouse. Ils ne sont jamais rentrés. Une femme nous a appelés pour nous dire qu’il faisait le djihad en Syrie et qu’il ne fallait pas le chercher. Huit mois plus tard, on a appris qu’il était mort en martyr, à 24 ans, dans un attentat-suicide et que sa femme s’était remariée avec un Britannique. J’enseigne le Coran, mais je tiens à témoigner pour qu’on empêche nos jeunes de partir mourir en Syrie. »
Comme M uns if, plus de 200 Maldiviens ont pris depuis 2014 la route de la Syrie et de l’Irak pour combattre avec Daech. Le pays des atolls de rêve en est, rapporté à sa population (380 000 habitants), le premier pourvoyeur au monde ; comme si, de France, étaient partis 44 000 candidats au
djihad. L’archipel a son Molenbeek : Himandhoo, où le cheikh Ibrahim Fareed avait établi, avant l’intervention de l’armée maldivienne, un petit califat. Cinquante combattants étaient déjà partis de cette île dans les années 2000 pour se battre en Afghanistan aux co- tés des talibans. De l’atoll de Gaafu Alifu, ce sont 12 membres d’une même famille, dont l’un a obtenu une licence de pilote aux EtatsUnis, qui ont rejoint la Syrie l’an dernier. Les services secrets américains, redoutant un nouveau 11-Septembre, sont sur leurs traces. Avec les revers enregistrés par Daech, les morts sur le champ de bataille se font chaque jour plus nombreux. Turab, Abu, Nuh, Mihaaru : le panthéon des martyrs du djihad est actualisé quotidiennement sur les pages Facebook des sites Bilad Al Sham Media ou Haqqu, qui recueillent des dizaines de milliers de like.
Les Maldives ou l’islam dévoyé, fruit d’un cocktail fatal de drogue et de criminalité, avec la complicité d’un Etat mafieux sous emprise saoudienne. Il faut
La drogue et les gangs sont les premiers chaînons de la radicalisation qui mène les jeunes Maldiviens jusqu’en Syrie.
oublier les plages désertes : Malé est, avec plus de 200 000 habitants sur 4,7 kilomètres carrés, la ville le plus densément peuplée au monde. Les appartements y coûtent plus cher qu’à Londres, alors que les revenus sont ceux d’un pays en voie de développement. Avec ses nuées de cyclos, ses grands chantiers confiés aux Chinois, Malé est une ruche. De jour, on y croise des femmes en burqa noire tout comme de jeunes couples tendance. La nuit appartient aux dealers. Du haschisch indien, mais surtout de l’héroïne : le « sucre brun » pakistanais ou afghan et la blanche en provenance du Triangle d’or. « Les plus jeunes commencent vers 11 ou 12 ans avec le cola water, un mélange de soda et d’eau de Cologne, explique Ahmed Naazim, de l’ONG Journey, qui s’occupe des drogués. Puis ils passent à l’héroïne. Maintenant, on trouve également de la métamphétamine et de la cocaïne. » Un rapport des Nations unies estime que 48 % des 15-19 ans sont des consommateurs réguliers de drogues. Et les atolls ne sont pas épargnés.
Himmafushi est à une demiheure de bateau rapide de Malé. Un atoll de 2 000 habitants, pas un village de vacances de grand luxe, mais une île fréquentée par des surfeurs fauchés où plusieurs maisons d’ hôtesse sont ouvertes. Malgré la plage et les coco tiers, l’ambiance est morose. Au restaurant Brise des mers, on sert du poisson congelé et de la bière sans alcool tiède. Encore faut-il réveiller le serveur des a torpeur opiacée. Au Water Sport, des adolescents s’affairent autour d’un des leurs, victime d’une overdose. L’île est submergée par un nuage toxique qui prend à la gorge. Ce n’est pas l’odeur du napalm, mais la montagne d’ordures qui brûle. « Vous ne connaîtriez pas un Français pour tenir le club de plongée ? demande le patron de l’hôtel Kanbili. Les jeunes du coin sont trop défoncés. Ils n’ont pas de boulot parce que dans les villages de vacances on leur préfère les travailleurs immigrés, moins payés. Leur vie s’organise autour du dealer d’à côté et de l’appel à la prière cinq fois par jour. »
« Voyage culturel ». Retour à Malé. A l’angle d’Abadhah Fehi Magu et Sosun Magu, un rideau de fer barre en permanence l’entrée de ce qui semble être une boutique. De jour comme de nuit, des barbus pas commodes en sarouel gardent l’entrée. Un coin de rue à éviter, nous dit-on. L’immeuble est le siège du Masodi, l’un des gangs les plus redoutés. Il en existe entre vingt et trente dans toutes les Maldives, qui regroupent chacun entre 50 et 400 affiliés. Ils sont nés à la fin des années 1990, le plus souvent sous couvert d’associations sportives : Masodi Sport Club, Kudahemveiru Sport Club, Buru Sport Club.
« Ils gèrent le trafic de drogue, d’alcool et le racket, explique un repenti. Ils se battent entre eux pour un coin de rue propice au deal, une rivalité
« Vous ne connaîtriez pas un Français pour tenir le club de plongée ? Les jeunes du coin sont trop défoncés. » Un patron d’hôtel
entre équipes de foot, une vendetta. Mais ils sont au service du gouvernement et les chefs jouissent d’une totale impunité. » Sur une écoute téléphonique, l’ancien vice-président Hamed Adee b , a uj o ur d ’ hui e n disgrâce, se vantait d’être le « boss des gangs » , avant d’ordonner à l’un d’entre eux de mettre le feu aux bureaux du président de la Cour des comptes, coupable d’avoir révélé que 52 atolls avaient été bradés à des entrepreneurs occidentaux.
« Tout différend finit par un règlement de comptes, car dans une communauté aussi re s t re i nt e i l es t impossible de se cacher, surtout dans les atolls, précise l’ancien affilié. Avant, ils se contentaient de blesser. Maintenant, ils prennent 40 comprimés d’une puissante benzodiazépine indienne, mélangée à de l’alcool, avant de partir au combat, et n’hésitent plus à tuer. » La drogue et les gangs sont les premiers chaînons de la radicalisation qui mène les jeunes Maldiviens jusqu’en Syrie. La grande majorité des combattants sont d’anciens drogués qui ont appartenu à ces groupes. « Ils cherchent la rédemption, convaincus que le djihad les sauvera de la drogue, de la violence et du néant, explique Shahindha Ismail, de l’association Democracy Network. La plupart des gangs sont désormais radicalisés. Les imams salafistes les ont infiltrés, on les appelle les salafgangs. » « Ce ne sont plus les gosses perdus qui se radicalisent, lui fait écho le journaliste Hassan. Même les chefs sont favorables à Daech. De toute façon, beaucoup de Maldiviens sont choqués par les images d’enfants syriens tués par les Occidentaux ou par d’autres musulmans. »
Il n’y aurait toutefois pas de radicalisation sans la présence des cheikhs. Etudes à La Mecque, un petit air de Che Guevara avec quelques rondeurs caractéristiques des acteurs de Bollywood, le cheikh Adam Shameem est le plus charismatique. Cris, pleurs, chuchotements, images de destruction, de cadavres d’enfants syriens et de flammes de l’enfer : ses prêches en faveur du djihad évoquent un télévangéliste apocalyptique.
« Shameem est le plus grand recruteur de djihadistes, affirme Ahmed (un nom d’emprunt), ancien membre des forces de sécurité maldiviennes. Il a été plusieurs fois en “voyage culturel” en Syrie. Lui et ses hommes ratissent l’archipel atoll par atoll. Il organise des sortes de pique-niques dans des îles désertes, en réalité des camps d’entraînement. » Le cheikh Shameem a 28 527 like sur sa page Facebook, 13,3 % de la population locale. Il est la vedette absolue du djihad maldivien. Un recruteur de Daech qui participe à des oeuvres de bienfaisance organisées par la première dame sur « La place de la femme dans la société maldivienne »… Initialement bouddhistes, les Maldives
ont été converties à l’islam au XIIe siècle. Un islam soufi, tolérant, qui a perduré jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Maumoon Gayoom, demi-frère de l’actuel président, Yameen, en 1978. « Ma mère a vécu torse nu sur son atoll de Tinadhoo jusqu’à l’âge de 16 ans, se souvient Shahindha Ismail. Personne n’y trouvait à redire. Quarante ans plus tard, elle porte le voile et exige que ses petites-filles soient voilées à 10 ans. »
Gayoom a introduit deux changements fondamentaux dans la société maldivienne : les villages de vacances de luxe, ou resorts, des îles entièrement cédées en concession à des entrepreneurs touristiques occidentaux, et l’islam sunnite. Deux choix guidés par des intérêts personnels. Les villages de vacances, pour le plus grand bien de ses finances, et l’islam sunnite, pour asseoir par la religion une légitimité populaire vacillante. En 1997, la nouvelle Constitution déclare que le sunnisme devient religion d’Etat d’une république maldivienne « 100 % islamique » . Dans sa grande sagesse, Gayoom avait toutefois vu venir le péril et il emprisonna les salafistes les plus ardents. Trop tard. Les réseaux étaient déjà créés et le tsunami de 2004 fut un formidable accélérateur du fondamentalisme. Arrivés avec les ONG saoudiennes, les prê- cheurs wahhabites parcoururent les atolls en faisant passer le raz de marée pour une vengeance d’Allah destinée à punir les Maldiviens de leurs péchés.
Après l’intermède démocratique de quatre ans du président Nasheed, interrompu par un coup d’Etat, c’est le demi-frère de Gayoom, Abdulla Yameen, qui arrive au pouvoir en 2013. Le même goût que son frère pour les affaires – carambouille de 180 millions de dollars sur des cargaisons de pétrole destiné à la Birmanie, recyclage de 1,5 milliard de dollars d’argent sale, sacs de billets livrés à la présidence – et la même complaisance vis-à-vis du fondamentalisme saoudien. La consommation d’alcool et de porc, la fornication (relations sexuelles hors mariage) et l’apostasie étaient déjà interdites par la charia ; Yameen a joué la surenchère, réintroduisant la peine de mort, y compris pour les mineurs, et livrant les femmes au fouet du bourreau. Entre 100 et 150 flagellations sont pratiquées chaque année.
Bourreau. La condamnation à la lapidation d’une femme adultère et à la flagellation d’une jeune fille de 15 ans enceinte après avoir été violée par son beau-père avaient suscité une indignation internationale qui a conduit à l’annulation des sentences. Depuis un an, les flagellations ne sont plus pratiquées à Malé. Marche arrière du régime ? Pas du tout. Le bourreau a pris sa retraite et les autorités tardent à lui trouver un remplaçant. Et, dans les atolls, le fouet s’abat encore sur le corps des femmes maldiviennes. « La charia n’est pas écrite, c’est une interprétation des lois par le conseil de la fatwa, explique la députée d’opposition Eva Abdulla. Toute la société est en train de se radicaliser et on ne sait plus comment se comporter pour ne pas être accusé d’anti-islamisme. En 2008, j’avais posté sur Facebook une photo, très chaste, de moi en maillot de bain avec mon mari et mon fils. Aujourd’hui, ce serait impossible et je reçois des menaces de mort avec des photomontages me montrant nue. A Malé, les femmes sont obligées de
se baigner entièrement couvertes. »
La députée ne sort plus sans avertir de ses déplacements, par peur d’un enlèvement, car tous ceux qui s’opposent à l’avancée du fondamentalisme sont victimes de la répression du régime, des gangs et des radicaux. Tous les leaders d’opposition sont en prison ou exilés. Le président Yameen, pr é d é c e s s e u r dé moc ra t e d e Gayoom, vit à Londres sous le coup d’une condamnation à treize ans de prison pour incitation au terrorisme au terme d’une parodie de procès. « La brutalité du régime, on en connaît les règles, explique Eva Abdulla. On sait qu’on risque la prison, mais on peut se défendre, protest e r, e n ap p e l e r au x in s t a n c e s internationales. Mais la radicalisation islamique est un adversaire insidieux, sans visage et sans règle. Je crains que les Maldives soient condamnées à devenir un califat. »
« Bienvenue aux Maldives, le pays où le sable est aussi blanc que le sourire de ses habitants, où les poissons nagent heureux dans les eaux chaudes de l’océan Indien, où les rayons du soleil vous prennent dans leurs bras » , proclame le panneau du syndicat d’initiative dans le hall d’arrivée de l’aéroport de Malé. Promesses tenues : les touristes bronzés sur le chemin du retour ont encore dans les yeux les requins, les raies mantas et les poissons multicolores aperçus dans les eaux translucides. Ils évoquent les bungalows sur pilotis avec minipiscine à débordement, le restaurant sous-marin « qui a coûté 8 millions d’euros », les buffets « où même le camembert était bon » , les vins fins, les havanes.
Les enfants portent des teeshirts à l’effigie de Nemo, le poisson-clown de Disney, devenu le symbole d’un pays qui n’existe pas : les Maldives des dépliants touristiques. Les amoureux ont fait l’excursion sur la plage de sable blanc
isolée que les locaux surnomment avec mépris la « sex beach » .
Rarement les deux mondes se rencontrent. En 2010, pourtant, les jeunes femmes en Bikini n’ont pas compris qui étaient ces barbus qui avaient réquisitionné la moitié de leur village de vacances mais fréquentaient la mosquée du personnel plutôt que la plage. C’était une délégation de talibans venue négocier en toute discrétion avec le gouvernement afghan. Plus récemment, un couple suisse a renouvelé, pour 1000 dollars, son serment d’amour prononcé il y a dix ans au cours d’une « cérémonie maldivienne » sur fond de coucher de soleil. Quelle ne fut pas leur surprise lorsqu’ils firent traduire les paroles prononcées en divehi, la langue maldivienne, par l’officiant : « Vous forniquez, vous buvez de l’alcool et mangez du porc. Vos enfants sont des bâtards, des bâtards de porcs. »
Incident mineur au regard de ce que redoutent toutes les chan-
celleries occidentales : une attaque terroriste dans un des 112 villages de vacances. « Ce sont des objectifs potentiels pour des djihadistes de retour de Syrie, mais aussi pour des radicaux qui peuvent s’infiltrer dans le personnel » , affirme Hamed, l’ancien flic reconverti dans la sécurité. Le gouvernement britannique a exigé des autorités locales que les normes de sécurité soient renforcées. Le Club Med et des voyagistes internationaux tentent de former les cadres de leurs villages aux dangers du terrorisme. « Protéger les sites est impossible, regrette pourtant Hamed. Tout d’abord parce que les touristes ne veulent pas de la présence de gardes armés sur les plages. Et, de toute façon, comme les îles sont au milieu de nulle part, quinze hommes sur un bateau rapide peuvent s’emparer de n’importe quel atoll sans redouter une riposte rapide, même armés de simples machettes. »
Au duty free de l’aéroport, deux jeunes Italiens cherchent, en vain, « une vraie bière » pour faire passer la cuite de leur dernière soirée dans un village de vacances. Avec des copains russes, ils avaient fait une nuit « triple S » : sea, sex et Smirnoff. « Et on a dansé sur la plage jusqu’à l’aube. » Ce n’était pas sur la plage, mais au bord d’un volcan
« Je crains que les Maldives soient condamnées à devenir un califat. » Eva Abdulla, députée d’opposition