L’arnaque 5 étoiles de Santa-Manza
Un promoteur de l’île et un financier luxembourgeois sont soupçonnés d’avoir vendu 11 000 mètres carrés inconstructibles à un oligarque russe. Une opération à 60 millions d’euros.
Le golfe de Santa-Manza, entre Bonifacio et Porto-Vecchio. Son maquis sauvage qui dévale dans une mer turquoise, ses criques de sable fin. A quelques encablures du célèbre golf de Sperone et à vingt minutes de l’aéroport de Figari, ce coin sauvage et venteux est le paradis des kitesurfeurs et des véliplanchistes. C’est aussi, depuis une dizaine d’années, le théâtre d’un fait divers international impliquant un promoteur immobilier corse, un milliardaire russe et un sulfureux conseiller financier luxembourgeois…
Tout commence en 2008, lorsque l’oligarque russe Vitali Malkine, 65 ans, choisit Santa-Manza pour y implanter un palace 5 étoiles et
des villas de grand standing : le projet Canetto-Balistra. Devenu sénateur, l’ancien banquier qui a fait fortune sous l’ère Eltsine est prêt à investir jusqu’à 60 millions d’euros. Il est attiré sur les lieux par le promoteur immobilier Jean-Noël Marcellesi, 59 ans. Longtemps vice-président de la CCI d’Ajaccio, l’incontournable Marcellesi est aussi un intime de l’ancien ministre et député UDF José Rossi et un proche de Camille de Rocca Serra, son successeur à la présidence de l’Assemblée locale. Intermédiaire indispensable dans la construction de luxe sur l’île, l’homme est la bête noire des associations de défense de l’environnement et est « maudit » sur plusieurs générations par U Ribombu, le journal des nationalistes. Il est aussi le propriétaire du Casadelmar, un 5-étoiles dans la baie de Porto-Vecchio qui, fin 2005, s’est retrouvé au bord de la faillite. A l’époque, c’est Vitali Malkine qui injecte des fonds pour le sauver. Son conseiller financier, le Luxembourgeois Pierre Grotz, qui passe ses vacances au Casadelmar, l’incite à continuer d’investir grâce à l’entregent de Marcellesi. Jamais condamné, ce gestionnaire de for-
Malkine paie 18,6 millions d’euros les terrains alentour, alors que la justice les évaluera durant l’instruction à… 3 millions.
tune de 56 ans, surnommé le « petit Madoff du Luxembourg » selon le journal Lëtzebuerg Privat, est toutefois régulièrement cité dans des procédures judiciaires. Il mène grand train, collectionne les voitures de luxe et sait faire miroiter aux grandes fortunes les moyens de faire fructifier leur argent. A Vitali Malkine Grotz vante l’opportunité d’un futur plan local d’urbanisme (PLU) qui permettrait de construire sous peu à Santa-Manza, autrement dit les pieds dans l’eau. D’après Marcellesi, fort de ses relations à la mairie de Bonifacio, ces 11000 mètres carrés non constructibles et classés en zone inondable pourraient en effet, à la faveur d’une reclassification, devenir des terres à bâtir. Le plomb serait, alors, transformé en or.
« Zone boisée ». Marcellesi a l’habitude des coups limites. En 1999, le préfet Bernard Bonnet avait attaqué son permis de construire de 19 immeubles et 60 appartements de grand standing dans le golfe de Santa-Giulia, à Porto-Vecchio. En 2006, quand le Conseil d’Etat invalide définitivement ce permis, les bâtiments sont déjà sortis de terre et prêts à accueillir ses riches touristes. Avant même d’acquérir les futures terres prétendues constructibles, Malkine accepte de passer à la caisse en achetant, pour sécuriser l’environnement du projet, les terrains alentour. Il les paie 18,6 millions d’euros, alors que la justice les évaluera durant l’instruction à… 3 millions.
L’homme fort de l’immobilier en Corse-du-Sud a-t-il sciemment induit en erreur l’investisseur russe en lui promettant un PLU à sa main? « Je vous confirme que jamais ces zones n’ont été constructibles, explique la directrice de l’urbanisme de la mairie de Bonifacio dans le PV d’audit i on que Le Po i nt s’est
procuré. Ces parcelles sont classées en zones inconstructibles. Certaines d’entre elles sont en outre en zone boisée, c’est une protection encore plus forte. On ne peut pas couper d’arbres sur ces secteurs. » Dès juin 2007, le tribunal administratif de Bastia rejetait effectivement toute velléité de modification de classification. Le projet d’un hôtel de luxe était donc, dès le départ, inenvisageable.
« Mythomane ». Aux gendarmes qui l’interrogent Jean-Noël Marcellesi plaide l’ignorance de cette décision administrative. Mais selon l’ex-associé de Marcellesi, un « ami » de vingt-cinq ans entendu par les gendarmes de la section de recherches d’Ajaccio : « Jean-Noël était top niveau (…), il connaissait les nouvelles réglementations, il se tenait au courant de tout. (…) C’est impossible qu’il ne soit pas au courant. (…) Il est trop au fait des choses, s’y intéressant du matin au soir. Il n’avait pas de mots assez durs contre ABCDE [Association bonifacienne Comprendre et Défendre l’environnement, en pointe dans la sauvegarde du littoral corse NDLR], traitant ses membres de vagabonds et de va-nu-pieds. » Marcellesi rétorque, lui, que son associé est un « mythomane » . Son avocat, Me Maurice Lantourne, précise : « M. Malkine était parfaitement informé de l’inconstructibilité des terrains. Il n’a d’ailleurs jamais demandé l’annulation des ventes, souhaitant les conserver. »
Vitali Malkine a cependant déposé plainte dès 2010. A cette époque, les soupçons à son encontre étant légers, Jean-Noël Marcellesi n’avait été entendu que comme témoin assisté. En 2014, changement de ton : le promoteur et Pierre Grotz sont tous deux mis en examen pour escroquerie, blanchiment en bande organisée et association de malfaiteurs, et laissés libres grâce à une caution de respectivement 2 millions d’euros pour l’un et 500 000 eu- ros pour l’autre. La mise en examen, assortie d’un contrôle judiciaire, est confirmée en février 2017 par la chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Aix-en-Provence. En septembre 2016, la justice a saisi quelque 10 millions d’euros de biens mobiliers et immobiliers au domicile de Grotz. Sur les 21 millions d’euros déposés par Malkine au Crédit Suisse pour acheter les terrains et payer les premiers entrepreneurs, le Luxembourgeois reconnaît avoir transféré 7 millions d’euros sur un compte personnel, une somme remboursée depuis à Malkine, le reste revenant à son ami corse. Ce dernier affirme avoir eu droit à une telle commission « en vertu d’un accord secret et verbal avec Malkine ». Et pour récupérer une partie du magot, il explique s’être rendu dans une banque de Saint-Marin pour retirer 8 millions d’euros en espèces sans justifier ses retraits. « On me remettait l’argent dans un sac en toile, on ne me posait pas de questions et je repartais », raconte-t-il face au magistrat incrédule, qui a depuis également mis en examen la banque dont Pierre Grotz, encore lui, était administrateur et percevait à ce titre un pourcentage sur les retraits de Marcellesi. Pour bénéficier du fruit de ces acrobaties immobilières et financières, le promoteur a pris conseil, selon lui, auprès de la banque Rothschild de Genève, qui lui aurait suggéré d’ouvrir un compte dans sa filiale aux Bahamas. L’enquête judiciaire a démontré que le promoteur était en effet détenteur d’un compte à Nassau.
Les multiples opérations étant issues, selon la justice, d’ « une escroquerie originelle », elles ont donc également valu au prestigieux établissement bancaire genevois d’être mis en examen pour blanchiment en bande organisée. Pour sa défense, la banque, qui a dû s’acquitter d’une caution de 6 millions d’euros, a plaidé l’ignorance, arguant qu’il aurait été illégal d’ouvrir un compte aux Bahamas à partir de la maison mère à Genève. Elle soutient qu’il n’y a aucun lien entre les deux établissements. Le juge n’a pas paru convaincu. Selon lui, la banque Rothschild a sciemment aidé Marcellesi à dissimuler le fruit de son escroquerie en même temps qu’elle l’a aidé à frauder le fisc.
Bahamas. Un autre employé de Rothschild a confirmé au magistrat que le compte ouvert aux Bahamas l’a bien été à partir de sa banque en Suisse : « Je ne suis jamais allé aux Bahamas, j’ai signé tous les documents liés à cette opération à Genève », a d’ailleurs déclaré Marcellesi.
Ne manquent plus aujourd’hui, sur la part totale du butin de Marcellesi dont la justice a pu retrouver la trace, « que » 2,5 millions d’euros : « Si vous pensez que j’ai graissé la patte de politiciens, vous faites fausse route. Si vous saviez ce que je pense des hommes politiques en Corse… » s’est défendu celui-ci. Cette déclaration fait écho à celle de Grotz, qui, devant le juge, a peutêtre malgré lui dévoilé les méthodes qui font le succès de quelques promoteurs sur l’île de Beauté : « On avait un terrain pas trop constructible [sic] et un projet de grande ampleur. Après, je ne sais pas comment ils allaient procéder. En arrosant les notables locaux ou autres, je ne sais pas… »
« Si vous pensez que j’ai graissé la patte de politiciens, vous faites fausse route. » Jean-Noël Marcellesi