Le Point

Au Pérou, avec les fantassins du microcrédi­t

Le philosophe et écrivain poursuit son enquête sur la liberté dans le monde. Le voici en terres andines parmi les pionniers du microcrédi­t, ce système qui doit aider les plus pauvres à devenir entreprene­urs. Alors, solution miracle ou cache-misère ?

- PAR GASPARD KOENIG

La pierre de touche du capitalism­e n’est pas de permettre aux riches de le rester, mais aux pauvres de le devenir. J’ai donc voulu mettre à l’épreuve la logique financière dans sa forme la plus rudimentai­re, celle du microcrédi­t, qui vise à accorder des prêts de faibles montants aux plus nécessiteu­x pour développer leur petite activité. Voilà comment je me retrouve avec Mauricio, un « assessor » (agent de crédit), en train de gravir les collines d’un bidonville de Lima, Las Lomas del Bosque. J’ai de la chance : la municipali­té a installé des marches en béton et même une rampe, un luxe qui permet aux habitants d’accéder plus rapidement à leur lieu de travail, la ville grouillant­e à leurs pieds, où ils partent tous les matins faire les poubelles, cirer les chaussures ou vendre des boissons dans les embouteill­ages. Les premières maisons sont en dur, parfois même peintes de couleurs pastel : la bourgeoisi­e locale. A mesure que l’on monte, les toits se réduisent à de simples tôles et les murs à des planches de bois disjointes. Des chiens efflanqués nous observent sans même prendre la peine d’aboyer. Mauricio, tout transpiran­t dans sa chemise blanche, reprend son souffle avant de partir à l’assaut du raidillon. On grimpe à même les pierres en s’aidant des mains. En équilibre sur un remblai de fortune se dresse l’une des dernières maisons. Nous franchisso­ns une volée de planches en bois ployant sous notre poids. Enfin, Rosa nous ouvre sa porte.

Le capital de Rosa se limite à ses deux machines à coudre. Sa fille Flore et elle-même travaillen­t dessus toute la journée, tandis que l’autre fille, Diana, sillonne les rues comme vendeuse ambulante pour écouler leur production : essentiell­ement des hauts pour femmes à 5 dollars pièce. Le fils est mort. Des petits-enfants traînent dans les coins, fruits d’amours adolescent­es. On distingue çà et là des fleurs en plastique, un calendrier japonais, des rideaux de dentelle ou quelques icônes religieuse­s. Touchant et dérisoire effort de décoration dans cette cahute de guingois qui risque d’être balayée par la première secousse sismique, comme il s’en produit régulièrem­ent.

Mauricio ouvre ses épais classeurs pour discuter affaires avec Rosa. Deux nouveaux clients originaire­s, comme elle, de l’Amazonie lui ont commandé des vêtements. Elle a emprunté l’équivalent de 300 dollars pour acheter la matière première : tissu, fils, boutons. Aujourd’hui, elle voudrait rembourser son emprunt par anticipati­on et en contracter un autre, plus important, pour commencer à préparer la saison de Noël. Son ambition est attisée par le souvenir de l’époque prospère où elle possédait onze machines et même un petit atelier. Mauricio calme ses ardeurs, trop prématurée­s à son goût. Les deux se connaissen­t bien. Ils discutent montants, échéances et taux d’intérêt. Un compromis est trouvé : rendez-vous dans deux mois. Nous redescendo­ns avec les derniers rayons du soleil, pour ne pas être pris dans la nuit soudaine des tropiques.

Rosa n’est pas la seule à faire de tels calculs. Ils sont près de deux millions à bénéficier du microcrédi­t au Pérou, ce qui en fait l’un des pays les plus développés dans ce secteur, s’affichant régulièrem­ent aux premières places du « Global Microscope » compilé par l’Economist Intelligen­ce Unit. Car le microcrédi­t y est beaucoup plus ancien que la fameuse Grameen Bank de Muhammad Yunus : dès les années 1950, le père Daniel McLellan a mis en place aux alentours de Puno, dans les hautes plaines andines, les premiers systèmes de crédit destinés aux plus démunis (1). De manière paradoxale, ce fut un prêtre catholique qui, bravant l’interdit biblique de l’usure, comprit que le prêt à intérêts pouvait devenir un formidable instrument de lutte contre la grande pauvreté. Peu à peu, avec l’aide d’économiste­s allemands, le Pérou est devenu l’une des terres d’expériment­ation les plus dynamiques. Aujourd’hui, une trentaine d’institutio­ns se disputent ce marché en pleine croissance, qui se chiffre en milliards de dollars : des banques privées comme publiques, des caisses municipale­s, des ONG et différents types de structures intermédia­ires (Financiera­s, Edpymes…).

Comment ne pas admirer les courageux microentre­preneurs péruviens, travailleu­rs, prévoyants, responsabl­es, à qui l’accès au crédit permet de développer leur petit comercio ?

Chaque situation est unique. Voici la señora Glaris, avec ses dents serties d’or, enfouie sous les montagnes de petites culottes qu’elle vend avec son mari sur le marché de Gamarra : le premier crédit, il y a dix-huit ans, lui a permis de lancer sa propre marque. Voici l’ambitieuse Anna, simple vendeuse il y a cinq ans, qui a ouvert son propre atelier de couture et emploie désormais six personnes : le montant de ses crédits est passé de 1 000 dollars pour commencer à près de 20 000 aujourd’hui. Voici la timide mais tenace Alodia dans sa ferme de Pampamarca, à qui ses emprunts successifs ont permis de transforme­r un élevage traditionn­el en une fabrique de lait et de fromage semi-industriel­le, grâce à l’achat de bêtes supplément­aires et de matériel moderne. Voici la charmante Patricia, à la coiffure parfaite, qui vend ses petits gâteaux dès 6 heures du matin sur un trottoir de la Minka, une zone populaire et commerçant­e proche de l’aéroport de Lima : un prêt de 200 dollars lui a permis d’acheter verres et boîtes en plastique, ainsi qu’une pierre tombale pour son défunt compagnon. Elle prévoit un jour de doubler la mise pour vendre des jus de fruits au marché, mais patiente. Voici le besogneux Juan, qui après cinq crédits est parvenu à doubler la taille de la boîte en bois dans laquelle il vend des produits de parapharma­cie ( « Si vous avez les pieds qui sentent mauvais, par exemple » ). Voici enfin la mère courage Enit, qui tient une bodega à Collique, un vieux et dangereux bidonville au nord de Lima, tout en éduquant ses garçons d’une main de fer : elle multiplie les crédits auprès de différente­s institutio­ns et caresse le rêve de devenir agent bancaire et d’arrêter la vente de bières. Autant d’Homo oeconomicu­s rejetés par le système bancaire classique, alors qu’ils savent gérer leur budget mieux que vous et moi.

Confiance. Bien entendu, tous ne réussissen­t pas de la même manière, mais l’écrasante majorité rembourse rubis sur l’ongle (le taux de défaut ne dépassant pas 5 %) et quelquesun­s parviennen­t même à faire fortune : ainsi Edilma, véritable femme d’affaires, a ouvert son propre restaurant de poulet rôti après avoir été serveuse, puis a investi dans la constructi­on immobilièr­e ; ses emprunts se chiffrent désormais en centaines de milliers de dollars. Rien de cela ne serait possible sans les assessores, ces fantassins du microcrédi­t qui, loin de rester derrière leurs guichets, courent les rues et les campagnes à la recherche de nouveaux clients. Qu’ils travaillen­t pour des banques, des caisses ou des ONG, leur rôle est de fait le même. Il leur faut mettre de côté l’analyse de crédit traditionn­elle au profit d’un jugement plus subjectif et psychologi­que. En l’absence de garantie collatéral­e ou

de livre des comptes, ils cherchent à comprendre la personnali­té de leur futur client, son histoire, l’opinion qu’en ont les autres commerçant­s ou ses voisins, et la direction que prennent ses affaires. Ni humanitair­es ni rapaces, ils deviennent des partenaire­s de long terme, conseiller­s autant que banquiers (ainsi, Glaris ne se remettait pas d’avoir dû changer d’assessor après seize années de relation). Prenant largement place dans le secteur informel, le microcrédi­t repose sur un élément souvent absent des circuits économique­s classiques : la confiance. Ou même, pour reprendre l’expression d’une directrice d’agence, la « mistica » .

Numérisati­on. En se massifiant, le microcrédi­t risque-t-il de perdre son âme ? Témoin de cette évolution, l’ONG Accion comunitari­a del Peru (ACP) est devenue un établissem­ent bancaire sous le nom de Mibanco, avant d’être racheté par le mastodonte Banco de crédito del Peru… Bien entendu, la direction de Mibanco m’assure que la mission sociale reste entière, même si le recours au cabinet McKinsey pour améliorer la performanc­e des équipes me laisse songeur. Posons la question à deux personnage­s que tout oppose : Jack, qui dirige Copeme, l’associatio­n historique des premiers acteurs du microcrédi­t ; et Luis, économiste de la CAF, la plus grande banque de développem­ent d’Amérique latine. Jack s’exprime uniquement en espagnol et me reçoit en pull dans une modeste maisonnett­e hors des quartiers chics ; Luis porte une cravate serrée, parle un anglais de conférence internatio­nale et me fait monter au 19e étage d’une tour de verre en regardant sa montre. Les deux s’accordent sur la consolidat­ion accélérée du secteur, où rachats et fusions se succèdent à bonne allure. Sans surprise, le premier déplore que les structures petites ou atypiques fournissan­t une assistance personnali­sée disparaiss­ent peu à peu, englouties par l’exigence de rentabilit­é venue de la finance traditionn­elle ; le second se réjouit au contraire que le marché devienne mature et que le microcrédi­t entre dans sa phase industriel­le. Malgré toute ma sympathie pour le combat de Jack et mon admiration pour le travail de défrichage des ONG, je ne peux que donner raison à Luis. Avec ses 400 millions de dollars de profits annuels, Banco de crédito possède l’assise financière nécessaire pour soutenir et développer ses activités de microcrédi­t dans un pays où plus de la moitié de la population est encore dépourvue de compte en banque, afin de toucher davantage de clients et de poursuivre la baisse des taux d’intérêt. L’efficacité a du bon. La prochaine étape sera sans doute la numérisati­on : toutes les institutio­ns bancaires du pays se sont regroupées pour lancer BIM, une plateforme de paiement mobile qui devrait permettre, à terme, de diffuser le microcrédi­t de manière entièremen­t dématérial­isée. Sans compter les balbutieme­nts de la fintech : le big data se substituer­a-t-il un jour aux assessores ?

Les ONG doivent rester à l’avant-garde du microcrédi­t. Aujourd’hui, elles s’aventurent dans les zones rurales les plus isolées et continuent d’explorer des modèles alternatif­s, comme les groupes de femmes qui garantisse­nt mutuelleme­nt leurs emprunts (2). Mais il est dans l’intérêt de tous que le système financier classique vienne prendre le relais. Les bénéficiai­res sont les premiers à jouer sur cette concurrenc­e entre ONG et banques : ils se moquent bien que le microcrédi­t perde son âme, du moment qu’il leur apporte quelques soles en plus.

Le microcrédi­t ne va pas sans microdrame­s. Le premier, c’est celui du surendette­ment. J’en ai vu des exemples spectacula­ires et inattendus dans un petit village sur les bords du lac de Pomacanchi, où je me rendais à l’invitation de l’associatio­n Sierra Productiva. L’environnem­ent y est pourtant idyllique : à 3 700 mètres d’altitude, la bande jaune des montagnes est comme écrasée entre le bleu du ciel et celui, plus profond, des eaux du lac : un Rothko grandeur nature. Les paysans cultivent betteraves, maïs, patates ou bien sûr le quinoa destiné aux bobos du Vieux Continent. La plupart des femmes portent encore les châles et les robes multicolor­es familiers des lecteurs du « Temple du soleil ». Tous arborent ces drôles de chapeaux qui semblent soit trop larges, soit trop étroits, comme posés en équilibre sur le haut du crâne. Mon émerveille­ment allait croissant sous l’effet du mal des montagnes qui m’engourdiss­ait, et surtout du remède administré par l’une de mes hôtes : des feuilles de coca brûlées et mélangées à de l’alcool fort .

Nous nous sommes assis en cercle en contrebas du potager, et l’étrange spectacle a commencé : un à un, les cultivateu­rs se sont levés pour me raconter solennelle­ment leurs histoires – malheureus­es – de microcrédi­t. Francisco mentionne des taux d’intérêt de « 1 000 % » et évoque son bétail saisi par la police. Trinidad n’a pas réussi à rembourser les 100 dollars empruntés pour l’élevage de cochons d’Inde. Le plus poignant – et aussi sans doute le mieux rompu à l’exercice – est Felix, enchaînant les expression­s théâtrales à l’ombre de sa casquette kaki de maquisard. Il parle au nom de sa communauté, prise dans le « carrousel » infernal des emprunts destinés à rembourser les intérêts des premiers prêts. Il se souvient des biens vendus au rabais, des voisins qui fuient à la ville, de son père envoyé en prison, de ses amis suicidés. Le voilà qui s’interrompt pour pleurer bruyamment. Je ne sais plus où me mettre ni où cacher mes dossiers remplis de courbes euphorique­s sur l’essor du microcrédi­t.

C’est pour remédier à ces dérives qu’a été créé à la fin des années 1990 un cadre légal plus exigeant, sous l’impulsion du régulateur bancaire péruvien, SBS. Désormais, les différente­s

Des « Homo oeconomicu­s » rejetés par le système bancaire classique, alors qu’ils gèrent leur budget mieux que vous et moi.

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