Danton, la première « affaire »
Machination. Sous la Terreur, Robespierre le fit tomber, notamment pour corruption. Un piège qui en rappelle d’autres.
Le 5 avril 1794, Georges Danton et ses alliés montent à l’échafaud. Le procès des dantonistes, énième simulacre de justice devant le Tribunal révolutionnaire, est un épisode emblématique de la Terreur. Personnage flamboyant et complexe, révolutionnaire ardent qui a contribué à créer le Tribunal, Danton est condamné comme ennemi du peuple et conspirateur. Ironie de l’histoire, son procès politique l’envoie à la guillotine, notamment pour avoir demandé l’instauration d’un comité de clémence dont le but est de freiner la terreur judiciaire. Connue, cette accusation politique se double de celle de corruption.
En effet, pour les membres des comités, il ne faut pas seulement éliminer Danton, mais aussi salir sa réputation. Il revient à Robespierre, l’Incorruptible, de mettre un terme à la popularité de Danton, le corrompu, qu’il qualifie déjà d’ « idole pourrie ». Le doute, à l’époque, ne profite pas à l’accusé ; et il y a de sérieuses incertitudes sur la vénalité de Danton. La fortune de celui-ci lui est à charge. L’« assassinat judiciaire » sera aussi une condamnation morale. Le réquisitoire contre Danton a été écrit à deux mains par Robespierre et Saint-Just. Ce dernier le lit à la Convention, le matin du 31 mars 1794. Il peint la duplicité de Danton, présenté comme un traître vendu à l’étranger. Danton ne dînait-il pas à 100 écus par tête avec un Espagnol ? Crime le fait de « se déclarer contre les banquiers, et souper tous les soirs chez les banquiers ». Crime d’être paresseux ou indifférent en révolution. Crime encore d’avoir « le soin des jouissances qui s’acquièrent aux dépens de l’égalité ». Saint-Just accuse Danton de complicité avec Fabre d’Eglantine, mouillé dans le scandale politicofinancier de la Compagnie des Indes, dans lequel plusieurs élus profitèrent de la liquidation de cette compagnie pour toucher des pots-de-vin. Faux et usage de faux sur fond de corruption, où l’Angleterre aurait sa part : Robespierre, qui y avait vu une grande conspiration, s’était débarrassé d’abord des hébertistes impliqués dans cet imbroglio. Danton connaissait Fabre, le lien est ténu, mais cela suffit à le confondre.
Démagogie. Nulle preuve à cela ! Normal, selon Saint-Just : cela signifie que le complot dantoniste est encore plus dangereux et mieux ourdi qu’il n’y paraît. Encore faut-il s’assurer que le procès marche selon le plan. Un habile stratagème permet d’y remédier. Danton est mis en jugement aux côtés de voleurs et criminels étrangers afin d’amalgamer le héros populaire à ces larrons, assis sur le même banc. Danton tempête, s’indigne de cette manipulation grossière et se défend avec sa faconde habituelle : « Les hommes de ma trempe sont impayables. » Qu’importe sa dé- fense ! Son sort était scellé. Les jurés, triés sur le volet, le condamnent.
Chef-d’oeuvre de rhétorique, le réquisitoire triomphe contre l’évidence parce que l’accusation s’est placée sur le terrain de la morale publique et la promesse d’une révolution sociale. L’accusation d’opulence et d’hypocrisie illustre la dérive démagogique d’un gouvernement qui compense sa perte d’autorité en trouvant refuge dans l’idéologie égalitaire. Décapiter le riche et célèbre Danton, n’est-ce pas promouvoir l’égalité des citoyens pour les jacobins ? La République révolutionnaire ne pouvait pas faire l’économie d’une lecture politique de la vénalité de ses élus, parce qu’elle reposait sur la surveillance des représentants par le peuple, invité à dénoncer. La Révolution inaugure, dans l’ère de la démocratie moderne, la négation de la séparation entre la vie privée et la vie publique.
Ce n’est nullement un hasard si, dans les jours qui suivent l’exécution, Couthon et Robespierre font adopter des décrets dans le sens d’une plus grande transparence de la vie publique. Les dépenses de l’Etat depuis 1789 sont publiées, ainsi que les fortunes de chacun des députés. La démocratie, déjà, livre une double guerre au secret du privé et à l’argent, autant dire à l’enrichissement personnel, ce qui fait écrire à François Furet que le langage de Robespierre est « la prophétie des temps nouveaux » . Robespierre incarne dès lors la figure du gouvernant honnête, pauvre et intransigeant. Incorruptible à l’attrait des richesses, il l’est tout autant à l’égard du sentiment et de la pitié, ne re c ul a nt pas devant l e
sacrifice de son ami d’enfance, Camille Desmoulins.
Le duel politique et personnel entre Danton et Robespierre symbolise donc l’opposition entre deux caractères types de la tradition républicaine. Souvent réduit à un choc symbolique entre l’homme de la vertu et l’homme du vice, l’affrontement entre Robespierre et Danton révèle que, en réalité, le dirigeant ascète et incorruptible peut s’avérer tout autant despotique, sinon plus, que l’homme politique imparfait, vulgaire, et sans doute plus apte au compromis. La moralisation de la vie publique, dans sa forme radicale, est-elle alors le sens de la République depuis son origine ou bien une dérive de la démocratie ? L’« assassinat politique » de Danton, par décision de justice, pourrait éclairer la récente affaire Fillon, même si Danton est envoyé à la guillotine, et l’ancien Premier ministre contraint à une retraite anticipée. Légère nuance, on en conviendra