Le Point

Kamel Daoud : « J’ai le droit de poser des questions, pas des bombes »

Avec « Zabor, ou Les Psaumes », d’une ambition et d’une beauté salutaires, l’écrivain livre une parabole étincelant­e et poétique autant qu’une preuve de sa foi en la littératur­e contre la bêtise des hommes. Entretien.

- PAR CHRISTOPHE ONO-DIT-BIOT

1970 Naissance à Mostaganem. 1994 Entre au

2011 Parution du « Minotaure 504 » (Sabine Wespieser), un recueil de nouvelles (repris et augmenté en 2015 chez « Babel »/Actes Sud sous le titre « La préface du nègre »). 2013 Parution en Algérie de son premier roman, « Meursault, contreenqu­ête » (Barzakh). 2014 Parution en France chez Actes Sud. Début de sa collaborat­ion au

Fatwa lancée contre lui par un imam algérien, Abdelfatta­h Hamadache Zeraoui, qui sera condamné le 8 mars 2016 à six mois de prison, dont trois ferme. 2015 Prix Goncourt du premier roman. 2016 Prix Jean-LucLagardè­re du journalist­e de l’année. 2017 « Mes indépendan­ces. Chroniques 20102016 » (Actes Sud). 16 août 2017 Parution de « Zabor, ou Les Psaumes » (Actes Sud). «C ’est qu’il n’était pas facile, dans leur univers, de croire que je pouvais sauver une vie et congédier la mort en écrivant autre chose que leurs versets et les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu. » Pour son deuxième roman, après « Meursault, contre-enquête », Kamel Daoud, dont les lecteurs du Point suivent chaque semaine la chronique, frappe très fort. Et marque cette rentrée littéraire au fer d’une ambition qui réjouit. Qui réconforte, aussi, sur l’état du paysage littéraire, comme si une vague plus forte, plus moutonneus­e, plus sculptée, s’était levée soudain sur une mer où ne jouait jusque-là qu’une houle inoffensiv­e.

« Zabor, ou Les Psaumes » est l’histoire, racontée à la première personne, d’un jeune homme qui a d’abord été un enfant et qui se souvient de cette enfance, puis de son adolescenc­e, dans un village oriental plus ou moins imaginaire, Aboukir, cerné par le Sahara et ses vents de sable. Au bout de la route goudronnée, une colline – « mamelon majeur » –, une forêt un peu cimetière, un minaret, une école, la grand-rue « bordée d’arbres aux robes retroussée­s sur la jambe unique du tronc » , et c’est à peu près tout. Cette jeunesse, le garçon est en train de la coucher sur un cahier, au chevet de son père agonisant qu’il est chargé de guérir. Car Zabor (le nom arabe du livre des Psaumes, cité dans le Coran et révélé par Allah au prophète-roi David, est aussi le nom de ce jeune homme) possède un don qui le rend singulier parmi les mortels. « Dieu m’a donné un pouvoir immense. Ou peutêtre est-ce moi qui lui ai dérobé le sien, embusqué dans ce petit village dont il ignore jusqu’à l’existence. » Ce don ? Quand Zabor écrit sur quelqu’un, la mort s’en éloigne « de quelques mètres, comme un chien hésitant qui montre ses canines » . Quand tout a échoué, médicament­s et versets, science et religion, Zabor intervient et sauve, de cette écriture dont il recouvre des milliers de cahiers auxquels il donne des noms de romans, « La peau de chagrin », « Confession d’un masque », « Tropique du Capricorne », « Cinq semaines en ballon », autant de « titres volés » sur les pages « A paraître » des livres qu’il a pu trouver, qu’il a lus ou pas lus, qu’il récrit ou invente. Ainsi du « Seigneur des Anneaux » : « Mon histoire était meilleure, elle racontait comment un vendeur de bagues était devenu éternel en vantant sa marchandis­e de ville en ville. Et comment son art l’avait amené à vendre des bagues imaginaire­s, parce qu’il les décrivait merveilleu­sement aux foules curieuses. » Mais voilà, de ce père qui le hait, éleveur et égorgeur de moutons et qui a répudié sa mère, la condamnant à la mort, le fils qui a sauvé des dizaines de vies peine à éloigner la Ca- marde. Et le temps presse avant que les fils préférés ne viennent régler son compte au mal-aimé. Alors, Zabor écrit, à s’en évanouir, l’épaule devenue pierre, et se raconte, invoque et provoque, attaque et célèbre. Splendides pages sur le corp parfumé à la fleur d’oranger de sa tante Hadjer, qui ne connaîtra d’homme que l’acteur bollywoodi­en qu’elle vénère, Amitabh Bachchan, sur la nature à l’oeuvre, sable, soleil et vent, sur les djinns et les anges, les moeurs violentes de ce village où le sang coule selon des rites antiques, sur le désir qui naît malgré les interdits, sur le jaune des citronnier­s et l’argile mouillée, la nuit et ses constellat­ions, les femmes répudiées, « décapitées » car leur tête s’emploie à nier leur corps, à « le vider de ses sens et de ses frissons » , sur les courbes de la calligraph­ie d’un taleb au visage hésitant entre l’homme et la femme… Ce qui fait que « Zabor, ou Les Psaumes » pourrait ainsi n’être (et ce serait déjà beaucoup) que la superbe confession, dans une langue sensuelle qui ensorcelle, minérale et végétale, où l’on sent l’encre qui jaillit, comme dans une transe travaillée, d’un jeune étranger à sa communauté, rétif à la superstiti­on ambiante ; pourrait n’être que l’incantatio­n, l’imprécatio­n ciselée d’un paria céleste, défenseur des femmes et de la poésie, le chant du cygne d’un rebelleàla­bêtisedesh­ommes.

Puissance. Mais c’était compter sans l’ambition de Daoud – traduction arabe de David –, qui avec ce texte ti s s e un hommage vo l - canique, paraboliqu­e à la littératur­e. Et à sa propre découverte, adolescent, de la littératur­e. Non pas simplement transcript­ion du réel, mais « inaugurati­on d’une puissance » et alternativ­e vivante aux livres tombés du ciel. Vivante car contenant la vie, le désir, et en cela défi lancé à Dieu : « Il faut écrire un grand roman à contre-courant du Livre sacré » , proclame Zabor, qui sait que nommer, décrire par la littératur­e est la seule façon de comprendre le monde, qui est luimême un livre, et de le perpétuer : « Qui doit sauver ce monde de l’effacement ? Sûrement pas celui qui récite le Livre sacré sans le comprendre, plutôt celui qui écrit sans s’arrêter. » En quelques mots, plutôt les hommes que les dieux, plutôt le corps qui désire que le sable qui disperse, plutôt la terre que le ciel, auquel Daoud, par la voix de Zabor, décoche la plus mordante de ses flèches. « Je trouvais encore plus humiliante cette idée de paradis éternel (…) qui vidait notre univers et le transforma­it en salle d’attente, en campement de nomades. » Sans éluder la vertigineu­se question qui fonde et justifie devant les hommes l’art de tout écrivain, orgueil et sacrifice : « Si je sauve des vies en écrivant, qui est l’écrivant qui me maintient en vie, moi ? »

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